Publié le 9 janvier 2023
Quand l'ascension de Vivian Bruchez du Dhaulagiri ne se passe pas comme prévu...
Crédit photo : © Bertrand de La Pierre

Quand l'ascension de Vivian Bruchez du Dhaulagiri ne se passe pas comme prévu...

« MAUVAISE EXPÉDITION »
ESCALADE ALPINISME
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Ski Alpinisme, Environnement, ALPINISME, Reportage

Les champions, ça réussit tout. C’est même à ça qu’on les reconnait. Sauf qu’en réalité, les champions ça échoue aussi, parfois. C’est même à ça qu’on les admire. Car ils se relèvent, plus forts, plus déterminés. Tout simplement meilleurs. Vivian Bruchez est de cette trempe. Un champion qui vient d’échouer, avec sa cordée – Mathéo Jacquemoud, Mathieu Maynadier et Michael Arnold – dans leur projet de devenir les premiers à skier le Dhaulagiri, le 7ème sommet le plus haut du monde, perché à 8 167 mètres, au Népal. Digne, sincère et vulnérable, le virtuose des lignes vertigineuses livre ici un témoignage authentique et une lecture autocritique de ce qu’il considère comme une « mauvaise expédition ». En substance, pourquoi c’est arrivé et pourquoi ça n’arrivera plus ? Témoignage à cœur ouvert.

MAUVAISE EXPÉ, DIGESTION & CANAPÉ

Vivian, pourquoi as-tu ressenti l’envie et le besoin de prendre la parole ?
Cette expédition est un échec. Il aurait été facile de se dédouaner et d’affirmer que les conditions météo défavorables en étaient la cause. Ce serait mentir. On a réalisé une mauvaise « expé ». Il faut l’assumer. Il aurait été plus confortable de glisser ça sous le tapis, de le ranger sous le canapé, mais communiquer et essayer de l’analyser, c’est une manière de mettre un point final – ou qui sait, de suspension – à cette aventure.

Crédit photo : © Bertrand de La Pierre

L’expédition débute en septembre, vous revenez début octobre, nous sommes fin novembre. Pourquoi prendre autant de temps pour communiquer ?
Il m’a fallu digérer. Je suis revenu totalement rincé mentalement, nerveusement et émotionnellement. J’étais à fleur de peau. J’ai pris le temps de retrouver la lucidité et la sérénité nécessaires afin d’avoir les idées claires. Nous étions une équipe de 4 au Népal, donc il était également important de débriefer ensemble. Même si ce projet est un échec, il n’en demeure pas moins un grand respect et une profonde bienveillance entre nous. Avec Mathéo, «  Mémé  » (Mathieu Maynadier) et Michael, nous avons vécu et partagé quelque chose de très puissant.

Tu as défini votre aventure comme une «  mauvaise expédition  ». Ce sont des mots forts. C’est quoi une mauvaise expé ?
Pour moi – et c’est une sensation que partagent les copains – cette expédition est un échec car on n’y a pas vraiment pris de plaisir. Le succès d’un tel périple n’est en aucun cas corrélé à la réussite d’un sommet. Bien au contraire. J’ai déjà dû renoncer. Ça m’arrive même souvent, et je le vis bien. Je trouve ça formateur. Mais là, globalement, on n’a pas été au niveau. Sur toutes les étapes importantes : dans la préparation, l’approche, l’action...

CETTE EXPÉDITION S’EST FAITE CAR NOUS N’AVONS PAS SU DIRE NON AVANT DE PARTIR ! 

PIERRE ANGULAIRE, SIGNES & PRÉPARATION

Commençons par la préparation. En quoi estimes-tu que celle-ci ne fut pas optimale ?
Déjà, cette excursion aurait dû avoir lieu il y a 3 ans. Malheureusement, en 2020, le COVID nous en a empêchés. En 2021, Léo (Slemett) s’est fait une déchirure des ligaments croisés. Et en 2022, Léo, à nouveau, la pierre angulaire de notre cordée, a affronté un drame personnel qui nous a tous beaucoup affectés. Quelque part, cette expé n’avait pas envie de se faire. Je ne suis pas superstitieux. En revanche, je reste très attentif aux signes. Je fonctionne beaucoup au feeling, or, avant le départ, ce feeling était mitigé. Je nous sentais dans un entre-deux, tiraillé entre, d’un côté, le doute, et de l’autre, une magnifique opportunité couplée à un engagement vis-à-vis de nous-mêmes et des partenaires.

Est-ce que, d’une certaine manière, n’y avait-il pas un décalage dès la genèse du projet ?
Non, il n’y avait pas de décalage. Disons plutôt un contexte favorable et des rencontres inopinées un peu chanceuses qui nous poussent à tous grimper dans le même bateau. Durant notre projet ‘Printemps suspendu’, avec Mathéo, a germé l’envie de réaliser un « 8000 » en 15 jours. On croise alors Léo, dans les rues de Chamonix, qui nous confie préparer la première descente à ski du Dhaulagiri, au Népal, avec « Mémé » et Aurélien Ducroz. On se dit alors qu’il pourrait être chouette de partir tous ensemble. Sauf qu’entre-temps, nous perdons Léo, l’élément à la fois moteur et fédérateur de cette aventure. Avec le recul, il est évident que sa présence nous a beaucoup manqué. (Un temps de réflexion) Toute cette incertitude autour du départ nous a beaucoup pesé. On est partis avec, déjà, une fatigue mentale importante. On pressentait que ça allait être dur, mais on n’a pas su se le dire. On n’a pas su le verbaliser.

Finalement, cette expédition s’est faite car vous n’avez pas su dire non ?
Oui, de mon point de vue, on peut l’affirmer : cette expédition s’est faite car nous n’avons pas su dire non avant de partir ! Par respect pour les copains qui avaient bossé dessus, notamment Mémé. Par loyauté vis-à-vis des partenaires qui nous soutenaient. Par facilité, en somme. Il était plus simple de se convaincre que ça allait fonctionner alors qu’au fond de nous, on savait que certains ingrédients indispensables nous faisaient défaut... Normalement, en montagne, nous sommes confrontés au renoncement bien plus tard, une fois engagés sur le terrain. Cette fois-ci, nous aurions dû renoncer avant même de partir. Nous avons manqué de discernement.

Crédit photo : © Mathis Dumas

CAMP DE BASE, PEUR & ÉTAT D’ESPRIT

Raconte-nous vos péripéties une fois sur place ?
Dès notre arrivée à Katmandou, on a chopé le mauvais temps. Très rapidement, on comprend qu’il ne sert à rien d’aller au camp de base et qu’il vaut mieux opérer notre phase d’acclimatation dans la vallée voisine du Langtang, où l’on sera beaucoup moins pénalisés par la pluie et randonner un minimum. On profite ensuite d’une petite accalmie pour se rapprocher du Dhaulagiri.


À un moment donné, l’espoir de réussir la première descente à ski du Dhaulagiri est-il réapparu ?
Oui, l’espoir est revenu lorsque nous sommes arrivés au pied du Dhaulagiri. La première journée, nous avons bénéficié de belles conditions, ce qui nous a permis d’effectuer une première reconnaissance et d’accéder au Camp II, établi à 6100 m. Ce jour-là, on s’est vraiment fait plaisir. Je me suis dit : « Là, il y a moyen de faire un truc ! » Malheureusement, notre enthousiasme a vite été douché par la météo des jours suivants

Crédit photo : © Mathis Dumas

Qu’est-ce que l’on ressent lorsque l’on est ainsi bloqué sous sa tente par la météo  : de la frustration, de la déception, un sentiment d’injustice ?
De la peur. J’ai ressenti de la peur. Car j’espérais offrir des réponses à mes doutes une fois sur place. Analyser et trouver des solutions une fois sur le terrain. C’est ça qui me plait le plus en montagne : observer, chasser des lignes... La quantité de neige et les avalanches m’inquiétaient beaucoup, mais nous n’avions aucune visibilité sur ces éléments. En fait, j’avais peur car au fond de moi, je savais qu’on allait y aller, et qu’on allait y aller sans réponse à nos questions ! (À nouveau, un temps de réflexion) À partir de là, j’avais changé de focus. J’avais repéré une magnifique pente entre le Camp II (6400 m) et le Camp III (7400 m). La skier est devenue mon nouvel objectif, ce qui m’aurait pleinement satisfait.

À quoi penses-tu pendant ces longues heures sous la tente ? Comment t’occupes-tu ?
Déjà, les nuits sont méga-longues ! On s’endormait à 19h pour se réveiller à 6h. On a très bien dormi, le sommeil uniquement agité par quelques doutes. La journée, on s’occupait comme on pouvait. On essayait d’aller faire de petits tours autour du camp mais on se retrouvait très rapidement bloqués par la pluie ou la neige. Du coup, on revenait à la tente et on attendait, on discutait... Pour ma part, je n’ai ressenti ni l’envie de lire ni le besoin d’écrire, donc j’ai pas mal gambergé... Cela étant, le temps d’attente fut extrêmement court au regard de ce qui se passe pour la majorité des expéditions. Être bloqué une semaine par la météo, ce n’est rien, c’est même courant ! Simplement, je n’étais pas dans le bon état d’esprit. Et ça, je l’ai compris avec le recul.

C’est-à-dire ? En quoi ton état d’esprit n’était pas le bon ?
Avec Mathéo, on s’est laissé déborder par la volonté de réaliser une expédition courte. Notre souhait initial était de réussir un « 8000 » en 15 jours. Puis, finalement, avec Mémé et Michael, on s’est donné un mois. Mais se limiter ainsi dans le temps, ce n’est pas la bonne démarche. Cela te fait appréhender le périple avec un sentiment d’urgence et peut générer de la frustration lorsque cela n’avance pas aussi vite que prévu. Si tu pars sans pression sur la date de retour, la semaine d’attente à Katmandou par exemple, tu l’envisages sans impatience aucune. Tu n’as pas l’impression de perdre du temps. Tu en fais une opportunité pour aller à la rencontre de ce peuple, de cette culture. Je me suis confiné dans cette logique sportive, de performance, corrélée au temps. Ce n’est pas la bonne approche.

Comment expliques-tu cette sensation d’urgence, de devoir faire les choses vite, d’accéder rapidement au sommet ? C’est la conjoncture de plusieurs raisons. Tout d’abord, avec Mathéo, nous sommes pères. Il vient tout juste d’être papa et moi, j’ai deux petites filles incroyables et une femme merveilleuse qui m’attendent à la maison. Forcément, cet environnement familial a une influence sur ta logistique. Tu n’as pas envie d’être éloigné de chez toi plus d’un mois... Ensuite, je pense que notre perception a été biaisée par nos habitudes : dans les Alpes, tu fais un truc super dur à la journée mais le soir tu dors à la maison. Enfin, on savait que partir à l’automne comportait une part d’incertitude, et que plus nous patientions, plus nos chances de réussir s’amenuisaient.

Crédit photo : © Mathis Dumas


JUSQU’AU-BOUTISME, VULNÉRABILITÉ & HÉLICOPTÈRE

Finalement, au bout d’une semaine au camp de base, un créneau météo très court s’offre à vous... Quelle est votre décision ?
Mathéo et Michael (Arnold) ne le sentent pas. Ils souhaitent quitter le camp de base rapidement et décident de redescendre. Avec Mémé, on se dit que l’on va monter doucement mais sûrement en voyant où cela nous mène. J’ai toujours cette pente entre le Camp II et le Camp III dans un coin de ma tête... On grimpe jusqu’à un col idéalement placé, autour de 6000 m d’altitude. Malheureusement, le temps se gâte très rapidement et l’on se retrouve coincés, sans véritable possibilité d’aller plus haut. Je passe alors une nuit horrible, enfermé dans mes appréhensions. Je m’en veux. Je me demande ce que je fous là. Pourquoi je n’ai pas suivi Mathéo et Michael ? Je prône la prudence au quotidien et là je me retrouve piégé.

Comment vous sortez-vous de cette galère ?
Au petit matin, un minuscule créneau s’offre à nous, avec une issue vers le bas. On doit le saisir coûte que coûte, car après, 10 jours de tempête s’annoncent. On met la corde et les peaux de phoque pour descendre à ski tellement la visibilité est réduite par le brouillard. À la première éclaircie cependant, on constate que l’on se trouve sous d’immenses pentes qui menacent de dégueuler. Pas d’autre choix que de remonter. Ça sent clairement la mort.

Et là, vous bénéficiez d’un énorme coup de pouce du destin...
Effectivement. On entend l’hélicoptère censé ramener des grimpeurs à Katmandou arriver au camp de base. On voit que c’est dégagé et qu’il dispose d’une fenêtre pour venir nous récupérer. On n’hésite pas une seule seconde. Ce n’est plus de la gestion du risque mais de la survie. On saisit la radio et on leur demande s’ils peuvent venir à notre secours. Michael, encore en camp, a pris les choses en main avec le pilote. Il a été extraordinaire. Ils nous ont sortis de là avec Mémé.

On te sait prudent, dans la minimisation du risque pour toi et pour les autres. Comment as-tu vécu le fait d’avoir pris cet hélicoptère ?
Je me dis : « Putain, mais c’est pas possible ! Je ne me suis jamais retrouvé bloqué de cette manière dans les Alpes, et là, pour un truc sur lequel j’ai des doutes depuis des mois, je me retrouve dans l’obligation d’appeler les secours... » Je m’en veux énormément. Mais il faut l’assumer.

T’es-tu déjà senti aussi vulnérable ?
Non, je ne crois pas. Du moins, je n’ai jamais affronté une telle accumulation de fatigue émotionnelle. J’ai craqué nerveusement. J’ai atteint le point le plus extrême de la peur car j’étais à bout mentalement. Nous étions dans une très mauvaise situation, mais avec le recul, dans les Alpes, j’aurais pu me remobiliser, attendre que la chaleur purge cette face Est. Malheureusement, là, je n’avais plus les ressources. J’avais déjà tout grillé, et cela depuis longtemps !

Tu as pleuré ?
Oui. Deux fois. Dans l’hélicoptère d’abord. Puis en rejoignant Mathéo et Michael, au camp de base. Michael m’a dit plus tard que lorsqu’ils m’ont récupéré, je ressemblais à un fantôme. J’ai tout lâché. J’étais à bout. 

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