Publié le 8 mai 2022
Charles Dubouloz
Crédit photo : © Sébastien Montaz-Rosset

Charles Dubouloz

La nouvelle rock star de l'alpinisme
ESCALADE ALPINISME
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ALPINISME

Avec son ascension solitaire et hivernale de Rolling Stones, cette paroi indomptable des Grandes Jorasses hostile à toute forme de passage hormis celui des génies, Charles Dubouloz n’a pas décroché un disque de platine mais écrit à jamais son nom dans le livre d’or de l’alpinisme. Réalisant ce que les connaisseurs de la vallée du Mont-Blanc considèrent comme l’un des exploits les plus retentissants de la dernière décennie, le petit gars des Bauges a marqué les esprits. Alpiniste de l’ombre - pas seulement au sens où il rayonne en face Nord, là où le froid mord la chair et le soleil brille par son absence – celui qui grimpe habituellement loin du feu des projecteurs se retrouve en pleine lumière. Il faut dire qu’après 122h, soit 6 jours et 5 nuits d’ascension, seul, sur cette muraille de roche et de glace qui questionne les frontières du possible, l’exploit était trop grand pour passer inaperçu !

Rencontre et récit à couper le souffle avec ce jeune alpiniste-virtuose qui balade ce petit truc de Mick Jagger partout en haute-montagne. Entre le talent brut, la sensibilité et, parfois, l’excès.

C'EST UNE CONVICTION INTERIEURE DE L'ORDRE DE L'INTUITION QUI M'ENJOINT A Y ALLER, A TENTER A CE MOMENT PRECIS.

LE BACKGROUND

Crédit photo : ©DR

« J’ai une personnalité excessive, j’en ai conscience. Je fais tout avec excès, toujours à bloc. J’essaye aujourd’hui de contrôler ces ardeurs pour les transformer en force. Je suis né au bout du lac d’Annecy, à Faverges précisément, où j’ai d’abord pratiqué le skateboard. À outrance donc. Jusqu’à mes 12 ans. Puis, j’ai basculé sur les sports d’endurance car ils me permettaient de canaliser mon énergie débordante... Trail l’été et ski alpinisme l’hiver.

Avec deux mentors. JeanLouis Bal pour la dimension entraînement et Stéphane Brosse pour l’aspect montagne. Vers 25 ans, effleuré par la sensation d’avoir fait le tour de ces disciplines, je me lance pleinement dans l’alpinisme pur et dur. Avec l’ardeur qui me caractérise. J’entame les démarches pour devenir guide en 2017 et obtiens le diplôme en 2020. Depuis, je vis exclusivement de cette activité, avec une passion profonde pour ce métier et la notion de partage qu’il induit. »

LA PRÉPARATION

« Je fonctionne à l’objectif. Je m’en fixe un, il m’obnubile, je mets les choses en place pour le concrétiser, et une fois que je l’ai atteint, je profite un temps, puis rapidement, je me projette vers un nouveau. Là, en cette fin d’année 2021, je me sens prêt à réaliser un truc de grande ampleur. L’ascension en solo de la face Nord des Drus, l’hiver passé, ainsi que l’ouverture de cette voie incroyable, au Népal, au Chamlang, cet automne, avec mon pote Benjamin Védrines, m’ont rassuré quant à mes capacités.

Physiquement, je n’ai pas de préparation dédiée. J’accumule simplement, à l’envie, des courses en montagne qui remplissent mon baluchon d’apprentissages. Pourtant, à cet instant, je me sens sur un pic de forme. Je sais que j’ai la caisse. Mentalement, je suis bien dans ma tronche. Mon équilibre familial est parfait et m’offre la disposition psychique pour mettre toute mon énergie dans cette tentative. Enfin, d’un point de vue technique, il n’existe pas de topoguide précis de cet itinéraire, hormis une bribe de littérature datant de 2011. Néanmoins, j’ai tellement regardé la photo de la face pour y dénicher un chemin idéal que je la connais par cœur. Hormis cela, je n’ai que très peu d’informations... Je ne l’avais pas cochée sur un calendrier. Pourtant, début janvier, un créneau se présente, avec un bel anticyclone. Là, c’est une conviction intérieure de l’ordre de l’intuition qui m’enjoint à y aller, à tenter à ce moment précis. »

CETTE VOIE, JE L'ENVISAGE COMME LA CONTINUITE LOGIQUE DE TOUT CE QUE J'AI VECU ET MIS EN PLACE DEPUIS LE KILOMETRE 0 DE MA VIE.

LA VOIE

« Après l’ouverture de la voie ‘À l’ombre du mensonge’, dans l’Himalaya, je rencontre un sentiment de plénitude. J’ai accompli tout ce dont je rêvais en montagne. Tout ce qui viendra aura le goût du bonus. Naturellement, je sens qu’une envie différente commence à poindre : je veux prendre plus de temps entre mes différentes ascensions, être moins boulimique d’aventure. En quête d’un éloge de la patience et de la lenteur. Ce solo hivernal des ‘Rolling Stones’, entreposé dans un petit coin de ma tête depuis quelques années, ressurgit alors. Je voulais une ascension difficile, un truc considéré comme hyper costaud, même par les tous meilleurs. Je souhaitais partir à l’aventure dans une voie où rien n’est évident, où tu dois tracer ton propre chemin.

Cette face abrupte de 1200 m de dénivelé s’est ainsi imposée à moi. Elle est un véritable condensé de l’alpinisme de haut-niveau. C’est raide, c’est long... Il y a de tout, sauf du soleil et des points d’ancrage bétons ! Au-delà de son exposition plein Nord, donc exclusivement à l’ombre, sa principale difficulté réside dans sa composition minérale : c’est du rocher en mauvais état, qui s’effrite facilement, pas du granit impeccable comme on retrouve habituellement dans le massif du Mont-Blanc. Elle t’expose à une part d’aléatoire que tu ne maitrises pas puisque des rochers tombent régulièrement depuis l’amont. D’où son nom. ‘Pierres qui roulent’. Ça n’a rien d’un hommage à Mick Jagger ! (Sourire) »

LA SECONDE D'AVANT

« Je pars de Talloires à 5h du matin. Dès le petit-déjeuner, impossible d’avaler quoi que ce soit. J’ai l’estomac noué. Je peux l’admettre désormais : je suis terrorisé... Il fait froid. – 13°C. Ne serait-ce qu’enfiler les chaussures de ski me fait mal aux mains. Je prends la première benne pour l’Aiguille du Midi et descends la vallée Blanche. À ce moment-là, je suis encore accompagné de ma femme et trois amis proches, dont Seb Montaz, qui réalisera les images. Leur présence est cruciale. Il est 13h30, je suis au pied du mur. Je n’ai pas de paillettes dans les yeux, je sais que je vais me faire découper. Tout le monde se barre et moi, j’attaque à grimper. »

JOUR APRÉS JOUR

« Le découpage de ces 6 journées se révèle assez limpide. Le premier après-midi restera comme le plus ardu. Je galère comme jamais, je m’engage comme rarement. Le rocher est vraiment de mauvaise qualité. Je n’avance pas. À la nuit tombée, lorsque je tends le hamac à moitié pendu dans le vide, je n’ai que très peu confiance en la suite de l’aventure. C’est là que mon tempérament excessif entre en jeu. Le lendemain matin, je pousse. Plus je monte, plus je rentre dedans. Tel un moteur diesel. Le 2ème et le 3ème jour sont durs, mais pas pires ! Le 4ème et le 5ème par contre, c’est l’enfer. Il fait extrêmement froid. – 30°C. Une brise venue du Nord souffle à 50 km/h. Je souffre dans ma chair. Je ne peux m’arrêter de grelotter. Mes mains sont douloureuses. Il faut dire que je réalise toutes les manips sans gants pour plus de précision. Pourtant, je continue d’avancer. Entre 100 et 250 m de dénivelé positif par journée, entre le lever du soleil à 7h, et son crépuscule, à 18h. Le 6ème jour, j’arrive enfin sur l’éperon Walker. Une voie réputée certes difficile mais qui, à cet instant, au vu de l’abomination que je viens de surmonter, me donne l’impression d’avancer sur l’autoroute A41 entre Chambéry et Annecy. À partir de là, je demeure concentré mais j’ai les larmes aux yeux : je sais que ça sent bon ! »

LE TÉLÉPHONE

« Le 3ème jour, alors que je me prépare un peu d’eau chaude dans un réchaud, j’entends la musique partir au loin. Le son tombe dans le vide. Je comprends instantanément que je viens de perdre mon téléphone. Ma première pensée va à ma femme, à qui je tâchais d’envoyer un message pour la rassurer tous les soirs. Comment va-telle réagir si, d’un coup, je ne lui écris plus ? Désormais, je suis vraiment seul face à moi-même. Je n’ai même plus l’option d’appeler les secours. »

LA FAIM, LE SOMMEIL, JE LES RESSENS, MAIS IMPOSSIBLE D'Y SUCCOMBER. JE N'ARRIVE NI A MANGER, NI A DORMIR.

L'ÉTAT D'ESPRIT

« Qu’est ce qui garde le feu ardent allumé en moi ? Je ne sais pas... J’ai une fille de 3 ans. Donc dans un sens, c’est complètement débile de tenter ce genre de projet. Pourtant, je suis porté par une énergie intérieure. Lorsque je suis dans l’action, j’occulte beaucoup de choses. J’ai froid, j’ai mal, mais je m’en fiche. Le seul truc qui m’importe, c’est avancer ! Gagner un mètre de plus ! C’est inscrit dans ma nature, lorsque j’attrape un os, je ne le lâche plus. Là réside certainement ma qualité première, cette capacité à rester concentré et déterminé très intensément sur un temps très long. De toute manière, je n’ai pas trop le choix : au fur et à mesure que je grimpe, il devient plus difficile de descendre que de monter. »

LE SOMMEIL, LE FROID ET LA FAIM

« Je suis si concentré que j’occulte beaucoup de choses. Dont la faim et le sommeil. Je les ressens, mais impossible d’y succomber. Je n’arrive ni à manger, ni à dormir. La nuit, je m’assoupis parfois une heure ou deux. Rien de très réparateur. La journée, j’ai de quoi me nourrir – des lyophilisés, des gâteaux, un saucisson – mais rien ne passe. J’ai perdu 6 kilos en 6 jours. Enfin, le froid se montre particulièrement mordant. Néanmoins, j’y suis préparé. Pas une seconde ne s’égrène sans que je grelotte. Mais c’est le jeu. ‘Bah ouais Charles, tu ne t’aventures pas dans une face Nord en hiver si tu espères avoir chaud !’ »

LE SOMMET

« Je suis une personne qui verbalise énormément. Je n’ai aucun problème à dire à un pote que je l’aime par exemple ! Donc là, pendant les heures qui précèdent mon arrivée au sommet, je me parle. Je me félicite. Je remercie la montagne de m’offrir ces émotions. Je touche mon rêve du bout des doigts. Je réalise un objectif ultime. Des larmes de joie coulent sur mes joues. C’est drôle mais j’éprouve énormément de gratitude à l’égard de mon corps et des éléments qui me permettent cette ascension, cette nature qui m’a accepté. Car je suis conscient d’avoir eu de la chance : j’aurais pu prendre une pierre en pleine tronche. À environ deux longueurs de la fin, soit 1h30 avant de sortir enfin de la voie, j’entraperçois Seb, qui est là, à m’attendre. Ce qui est totalement fou, c’est que malgré le fait que je n’ai pu le prévenir de mon avancée, il soit au bon endroit au bon moment. Je suis encore dans ma bulle quand j’arrive au sommet mais je suis tellement heureux de partager cet instant avec un ami proche... Il fait si chaud, c’est si bon de revoir le soleil et sentir ses rayons caresser sa peau... C’est du bonheur. À l’état le plus pur, à l’état le plus brut ! Je vis un truc tellement incroyable à l’intérieur de moi que ça en devient indescriptible... »

LA DESCENTE

« Le projet n’est pas fini. Il me faut encore rentrer à la maison. Donc je reste focus, même si j’ai conscience que sans erreur de vigilance, je dormirai ce soir dans un lit confortable. D’autant plus que je suis accompagné par Seb et que je connais plutôt bien cette descente, côté italien. À notre entrée dans Courmayeur débute néanmoins un nouveau chemin de croix, donnant lieu à une anecdote assez drôle. La faim commence à revenir. Dans ma tête, je retourne fissa à Chamonix pour me mettre bien, chez un ami qui m’attend. Mais c’est sans compter la fermeture nocturne du tunnel pour cause de travaux. Donc là, avec Seb, on se retrouve à négocier, en pleine nuit, avec une hôtelière afin qu’elle daigne nous offrir l’hospitalité… Détail important : j’ai perdu mes papiers d’identité et mon pass sanitaire en même temps que mon téléphone 3 jours plus tôt… Le bordel quoi ! La situation est si cocasse : il faut me voir tout dégueulasse et gorgé de fatigue, sur le pas de la porte, implorant la mansuétude de notre hôte. Heureusement, elle accepte. Certainement par pitié ! Bref, je rêvais d’un dîner de fête, entre amis, et me voilà à nouveau allongé sur une paillasse à espérer que l’aube se pointe rapidement… (Rires) »

IL FAUT ME VOIR TOUT DEGUEULASSE ET GORGÉ DE FATIGUE, SUR LE PAS DE LA PORTE, IMPLORANT LA MANSUETUDE DE NOTRE HOTE.

LA (RE)DESCENTE

« Je suis un grimpeur de l’ombre. J’ai toujours grimpé de mon côté. Sans chercher la lumière. Donc forcément, je suis surpris de l’engouement suscité par mon ascension. Cette médiatisation, je l’explique en partie grâce aux images de Seb : un exploit ne peut faire du bruit que s’il est documenté… Je ne suis pas préparé à toutes ces retombées. Je le prends simplement, juste avec un immense plaisir. J’apprécie que l’on profite de mon projet pour parler de montagne heureuse, souriante, et non pas seulement d’accidents. Je suis ravi de véhiculer un message positif autour de mon aventure. À cet égard, je me rends compte que je n’ai pas encore assez de recul pour déterminer avec précision ce que j’y ai appris. C’est là, au fond de moi, mais encore trop flou ! Après, cela n'a pas non plus changé ma vie. Quand je rentre à la maison, le 19 janvier, ma fille me remet les pieds sur terre. Elle est juste contente de revoir son père et retrouver un compère de jeu pour s’amuser sur le petit mur d’escalade qu’on lui a confectionné dans le salon ! ».

ROLLING STONE 
L’ampleur de l’exploit en chiffres
Dans le massif des Grandes Jorasses, à Chamonix

• Départ de la voie : 3000 m d’altitude
• Sommet : 4208 m
• 1 208 mètres d’exploit sur une paroi raide comme la justice 122h seul, accroché à la vie et à ses piolets
• 6 jours et 5 nuits d’ascension
• -30°C en température moyenne
• 35 kg de matériel sur le dos

Reportage Baptiste Chassagne

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