Texte de Louis Giannotta
Il est l’un de ces athlètes et aventuriers hors normes, motivé par le dépassement de soi et l’exploration du monde sauvage. Axel Carion, ultra-cycliste, explorateur et fondateur du BikingMan, est reconnu comme l’un des grands spécialistes du bikepacking engagé. Accompagné de Grégory Girard, le duo s’est lancé cet été à travers les États-Unis, du nord au sud. En seulement 26 jours, ils ont relié le Canada au Mexique en avalant 4 400 km et 50 000 m de dénivelé au guidon de leur VTT. Rencontre.
Sur la trace mythique de la Great Divide
La Great Divide est souvent considérée comme le berceau du bikepacking. Qu’est-ce que ce parcours représente pour toi et qu’est-ce qui t’a poussé à le faire ?
Plusieurs raisons m’y ont conduit. J’avais traversé les États-Unis l’année précédente d’est en ouest, en gravel, sur un parcours mélangeant 30 % de pistes et 70 % d’asphalte. À l’époque, je connaissais déjà la Great Divide, mais je voulais d’abord une immersion progressive. Après cette première traversée, je me suis dit qu’il fallait absolument découvrir une traversée nord-sud, beaucoup plus sauvage, avec 70 à 80 % de pistes et seulement 20 % de route.
C’est aussi l’un des plus anciens itinéraires de voyage à vélo, imaginé par l’Adventure Cycling Association en 1997 sur la base du Continental Divide Trail pour les randonneurs. Je voulais explorer cette trace mythique, devenue encore plus célèbre grâce à l’épreuve du Tour Divide. La Great Divide est légèrement plus longue, plus contemplative, tandis que le Tour Divide est pensée pour les coureurs. Mais c’est clairement ma traversée précédente qui m’a donné envie de découvrir la Great Divide en VTT, pour avoir un autre regard sur le territoire américain.

Je voulais explorer cette trace mythique, devenue encore plus célèbre grâce à l’épreuve du Tour Divide

Oui, si j’ai bien suivi, vous avez traversé à VTT. Pourquoi pas en gravel, plus léger ?
La Great Divide se fait, à mon sens, en VTT. Certains la tentent en gravel, mais selon les conditions, cela peut devenir un calvaire. Pour un néophyte, mieux vaut rester sur le VTT. Cela reste le plus long itinéraire de ce type au monde. On peut le parcourir à différents rythmes : certains partent avec 50 ou 60 kilos de matériel pour deux mois de voyage contemplatif, d’autres enchaînent les étapes plus rapides. Plus tu vas vite, plus c’est exigeant ; plus tu ralentis, plus tu observes. Ce n’est pas réservé à une élite, mais chacun doit trouver son rythme.
Trouver l'équilibre entre performance et immersion
Vous avez pu trouver ce mélange entre rapidité, efficacité et contemplation ?
Pour nous, le compromis était idéal : environ 170 km de VTT par jour, un équilibre entre performance et contemplation. Nous bivouaquions tous les soirs, sans hôtel, en totale autonomie : repas au réchaud, lavage dans les rivières, lever et coucher de soleil à vélo. Cela demandait environ 26 jours, contre 60 pour un voyageur moins entraîné. C’était soutenu, mais pas insurmontable.
C’était une volonté de votre part de le faire dans ce style « puriste » ?
C’est la magie de cette trace : s’immerger dans les forêts. On voulait à la fois ne pas avoir de contraintes de sommeil, dormir n’importe où et pouvoir se poser quand on voulait. Notre matériel pesait environ 30 à 35 kilos avec l’eau et la nourriture. En gravel, j’étais plus léger mais dépendant des stations-service. Ici, certains tronçons ne proposent rien sur 170, voire 200 km. Tu dois anticiper. Quand il ne te reste qu’un Twix et un fond d’eau, et que 100 km t’attendent encore dans le désert du Wyoming, tu n’as pas le droit à l’erreur. C’est un vrai exercice de gestion de l’effort. Il ne fallait pas se planter. D’un point de vue sportif, cela permet aussi de se mettre au défi et surtout d’appliquer une gestion presque parfaite

Vous étiez un duo sur cette aventure. En quoi cette expédition a-t-elle été spéciale pour toi, pour vous deux ?
Avec Greg, mon binôme, nous avons trouvé un équilibre. Nos expériences cumulées – lui dans les raids d’aventure, moi dans les expéditions à vélo – nous ont permis de franchir les obstacles sans craquer. Pour lui, c’était la première expédition de 4 400 km avec autant de jours sans repos et en bivouac. C’est le voyage de sa vie. Lui a fêté ses 50 ans cette année, moi mes 40 : c’était aussi une manière de fêter notre nouvelle vie. Pour moi, le vrai défi n’était pas seulement d’y arriver, mais de l’emmener avec moi. En solitaire, tu maîtrises tout. À deux, tu dois t’adapter, penser en permanence à l’autre, veiller à son rythme. C’est ce qui a donné toute sa valeur à cette expédition.
Y a-t-il encore une place à la surprise, découvres-tu encore des choses avec ces expéditions ?
On ne peut pas avoir tout vu ni tout vécu. Mais quand tu amènes quelqu’un avec toi, tu réalises que l’expérience accumulée devient une véritable boîte à outils. Tu as des réflexes pour tout, des solutions pour chaque situation. Tu te découvres comme un couteau suisse. Et ce qui est encore plus gratifiant, c’est le partage. Voir Greg arriver au Mexique, heureux, souriant, pas détruit, après avoir vécu l’une des plus belles aventures de sa vie, c’est inestimable. C’est une démarche à contre-courant d’un monde dominé par l’individualisme : ici, tu dois t’oublier, penser constamment à l’autre, veiller sur lui. Quelque part, c’est aussi cela, le sens de la vie. Si tu ne transmets pas, si tu ne donnes pas à l’autre, tout ce que tu as appris ne sert à rien.

La nature qui nous entourait était un écran extraordinaire, mais il fallait garder en tête l’objectif

Quand on enchaîne ces longues journées à avaler des kilomètres, qu’est-ce qui se joue dans la tête ? Est-ce qu’on se perd dans ses pensées, est-ce qu’on s’abandonne à la fatigue et à l’objectif, ou bien est-ce que le simple fait d’avancer côte à côte avec son binôme suffit, parfois même sans un mot ?
Avec Greg, nous avions déjà traversé ensemble la Colombie, Taïwan et la Bolivie. Je savais que nous pouvions fonctionner ensemble. Tu passes rarement 26 jours de ta vie d’affilée avec quelqu’un, côte à côte, aussi proche pendant autant de temps, alors il fallait que ça marche.
C’était l’occasion pour nous de tout partager : nos réflexions sur nos entreprises respectives, sur nos vies personnelles, sur le vélo et sur le quotidien de l’expédition. Car dans un défi aussi court et intense, l’essentiel est de rester aligné mentalement, de trouver le bon équilibre entre l’oisiveté, l’observation et la concentration. La nature qui nous entourait était un écran extraordinaire, mais il fallait garder en tête l’objectif : rejoindre la frontière mexicaine. Cela exigeait une motivation intacte chaque matin à 5 h. Cela passait par le dialogue, l’écoute et la communication. Je devais ralentir parfois, ajuster mon rythme, pour ne pas “casser le moteur” de Greg. C’était la clé pour arriver ensemble au bout. On en revient à cette notion de penser pour l’autre.
La Great Divide traverse une Amérique profonde et méconnue

Une Amérique profonde, un retour à l'état sauvage
Vous avez traversé de nombreux États. Qu’est-ce qui t’a marqué positivement – paysages, rencontres – et négativement sur ce territoire de la Great Divide ?
La Great Divide traverse une Amérique profonde et méconnue. Du Canada au Mexique, le parcours passe par des pistes exploitées pour la foresterie ou la chasse. C’est du territoire transformé. On traverse surtout des forêts, oppressantes parfois. Dès que tu vois un plateau, tu as l’impression de respirer et de sortir la tête de l’eau. La moindre clairière t’enchante. Quand on replonge dans la forêt, c’est comme entrer de nouveau en apnée.
Le gigantisme est saisissant : le Montana semble sans fin et les distances rappellent que tu traverses un continent. Tu rencontres peu de gens, mais souvent des Américains vivant isolés, dans des villages quasi abandonnés ou dans des caravanes au milieu de nulle part. Un tout autre visage du pays, loin de l’image des médias.
On met en avant les kilométrages, le dénivelé, les jours passés. Que retiens-tu de ce périple ? Qu’en as-tu tiré pour ceux à venir ?
Ce voyage m’a rappelé mes sensations de ma première aventure en Ukraine : l’autonomie, le retour à une forme d’état sauvage. Chaque année, j’essaie de retrouver cela. Les records, les performances extrêmes, je les ai déjà vécus. Ce rythme que nous avons eu était une belle symphonie, le bon compromis entre exigence et contemplation, un antidote à la précipitation de la vie moderne.
Dormir dehors, se laver dans une rivière, écouter les sons de la nature : tout cela réveille quelque chose d’inscrit dans notre ADN. Ce n’est pas une addiction, mais une hygiène de vie. Le vélo est un outil de liberté, un compas sur le monde, une façon d’explorer avec curiosité et sobriété. Mon rôle, c’est aussi d’être un passeur : raconter, transmettre, donner envie aux autres de tenter l’expérience. C’est ce qui donne son sens à l’aventure.
Mon rôle c'est aussi d'être un passeur : Raconter, transmettre, donner envie aux autres de tenter l'expérience
