Marianne Hogan vient d’une région froide, et d’une terre (globalement) plate : le Québec. Pourtant, la jeune femme de 33 ans brille d’un feu peu commun : la chaleur propre aux gens du pays, un peu ; la passion pour la course à pied, beaucoup. Une flamme si vive que celle dont on loue la joie de vivre et la bonne humeur s’est un jour brûlée. Les blessures, graves, l’ont éloignée des sentiers pendant près de 5 ans et ont, d’une certaine manière, façonné sa personnalité : solaire et jusqu’au-boutiste. Après 2 podiums sur les courses mythiques que sont l’UTMB et la Western States, celle qui a connu une année 2023 compliquée, revient sur le devant de la scène, forte de nombreux apprentissages et d’une détermination nouvelle. On vous rassure : la flamme danse toujours. Rencontre.
TRIATHLON, UNIVERSITÉ AMÉRICAINE
& ROCKY MOUNTAIN RUNNERS
Ton parcours de vie commence au Québec, puis se poursuit aux États-Unis. Ton aventure sportive débute avec le triathlon, puis avec l’athlétisme. Peux-tu nous raconter ?
Je suis née et ai grandi au Québec, dans les Cantons de l’Est, en campagne, proche du Vermont. J’ai vécu une enfance heureuse, passée majoritairement à jouer dehors, en nature. Je suis la plus jeune d’une fratrie de 4 enfants, c’est donc en suivant mes frères et sœurs que je me suis découvert une passion pour le sport, et notamment le triathlon, à l’âge de 7 ans. À mes 19 ans, je suis partie étudier à San Diego, en Californie. J’avais à cœur d’expérimenter l’aventure universitaire. Il n’existait pas de bourse pour le triathlon : j’ai donc switché vers l’athlétisme, avec une spécialisation dans les épreuves de cross-country et de 10 km. Mon meilleur temps sur la distance est de 35 min et 19 secondes. Ce chrono n’est pas formidable, mais il était suffisant pour me donner la chance de vivre ce projet sportif et universitaire à fond !
Ce double projet sportif et universitaire aux États-Unis est le rêve de nombreux jeunes athlètes. La réalité est-elle à la hauteur ?
La réalité est assez fidèle à l’image que l’on peut en avoir : le sport, dans les universités américaines, c’est ‘next level’ ! Tout est optimisé pour que les athlètes soient les plus épanouis et les plus performants possibles : le support des coachs, les infrastructures, l’aménagement des emplois du temps... On s’entrainait en général deux fois par jour, le matin et le soir. Entre les deux séances, nous allions en cours, le tout clairsemé de nombreuses sessions de musculation, soins, récupération... Durant la période des compétitions, nous voyagions énormément, à minimum toutes les 2 semaines. Ton équipe devient un peu ta famille. En parallèle de cette aventure athlétique, j’ai aussi obtenu un baccalauréat en gestion puis une maitrise en administration des affaires. J’ai adoré ce chapitre de ma vie, j’ai profité de chaque seconde.
Là, j’ai compris … Que si je voulais faire de l’ultra-trail longtemps, il fallait que j’écoute mon corps
Pourquoi et comment as-tu switché de l’athlétisme vers le trail ?
Après l’obtention de mon diplôme, j’ai déménagé dans le Colorado, à Boulder, une ville fantastique, tournée vers les sports outdoor. Rapidement, j’ai rencontré les membres de la petite communauté du trail – les ‘Rocky Mountain Runners’ – et instantanément nous sommes devenus très proches. Nous partagieons les mêmes valeurs et la même philosophie : je savais qu’en quittant l’université, j’arrêterais l’athlétisme, car j’aime courir plus que tout, mais je n’ai jamais été à l’aise avec les allures à respecter, les zones cardiaques, tous ces chiffres qui viennent structurer la performance. J’ai toujours préféré courir à la sensation et je me retrouvais dans l’état d’esprit de ce crew de passionnés qui n’aspiraient à rien d’autre que de profiter des montagnes pendant des heures, en se lançant des défis, parfois débiles, souvent difficiles mais toujours drôles. Nous mettions quelques dossards, mais sans pression, pour le plaisir. Je suis tombée amoureuse du trail à ce moment-là.
FRACTURE, JEUX PARALYMPIQUES & DOUBLE PODIUM
En 2018, tu es victime d’une grave blessure et tu connais ton premier coup d’arrêt...
En effet. En 2017, je retourne au Québec car mon visa américain arrive à son terme. À ce moment-là, j'entrevois un potentiel et souhaite m’investir plus sérieusement dans la course à pied. Malheureusement, je me blesse très sérieusement – une fracture en spirale du tibia péroné – lors d’un footing anodin avec mon frère. Cette blessure m’a sorti du ‘game’ pendant très longtemps. En 2019, j’ai même du me faire réopérer car les 2 plaques et 14 vis que l’on m’avait installées ne fonctionnaient pas du tout. En parallèle, j’ai intégré une société informatique – pour laquelle je travaille toujours – en tant que gestionnaire des ressources humaines. Puis, un jour, je reçois un coup de fil de l’équipe paralympique canadienne, qui me propose de devenir guide, en vue des Jeux de Tokyo. Ce projet me remet la basket à l’étrier. Petit à petit, je retrouve l’envie, la forme et participe aux Jeux Paralympiques de 2021. Des souvenirs qui resteront gravés à vie. En amont de cette échéance, je m’étais engagée à ne pas prendre le risque de me blesser en faisant du trail, mais une fois l’Olympiade passée, à l’automne 2021, je m’inscris à deux ultra-trails consécutifs : l’Ultra-Trail Harricana (125 km et 4220 m de dénivelé positif), au Canada ; puis l’Ultra-Trail de Cape Town (100 km et 4700 D+), en Afrique du Sud. Je termine deux fois à la seconde position. Ce que je considère alors comme super encourageant.
Revenue de cette longue période loin de la course à pied, tu réalises une année 2022 exceptionnelle, marquée par 2 podiums sur 2 des plus grands ultra-trails du monde : la Western States et l’UTMB. Comment expliques-tu cette année faste ? Comment la vis-tu ?
En 2022, je me retrouve à nouveau en pleine santé, après quelques années de galère : je me sens revancharde, j’ai faim, j’ai le désir d’en profiter à fond. Je me qualifie pour la ‘Western States’, un ultra-trail de 160 km rendu mythique par la chaleur extrême des canyons californiens qu’il traverse, à la fin du mois de juin. Malgré une première moitié de course extrêmement complexe, je finis 3ème, à ma grande surprise. En voulant surfer sur la vague, j’enchaîne par l’UTMB, qui a lieu 2 mois plus tard. Sur la ligne de départ, je ne me rends pas compte que je m’apprête à dépasser mes limites. Cependant, à Champex, au km 130, le retour à la réalité se révèle brutal. Alors que je suis en tête de la course, je me déchire le psoas. Un coup sec, cinglant.
Où trouves-tu la force de finir ?
Je crois avoir fini avec l’enthousiasme, le bonheur de pouvoir courir à nouveau après avoir vécu 5 années extrêmement complexes. Les gens me demandent souvent où est-ce que j’ai trouvé les ressources pour aller au bout... À cet instant-là, je me dis que ça fait 5 ans que je suis privée de ce qui me rend profondément heureuse ; que je suis première de l’épreuve qui me fait rêver ; que même si cela s’annonce compliqué pour la victoire, défendre mon podium reste possible. C’est ce raisonnement qui m’a poussé à me battre. J’ai marché de Champex, au km 130, jusqu’à la Flégère, au km 160. Là, on m’annonce que la 3ème est à mes trousses et que je vais devoir trottiner à nouveau si je veux conserver ma deuxième place. Ce que j’ai fait. J’ai serré les dents jusqu’à Chamonix. Dix minutes après avoir franchi la ligne d’arrivée, lorsque l’adrénaline est retombée, je ne pouvais plus marcher. Le soir, je me suis évanoui tellement la douleur était intense. Je n’ai jamais autant souffert.
Cet UTMB 2022 te laisse des traces, et t’amène vers une saison 2023 complexe...
À ce moment-là, je n’ai pas mesuré l’ampleur de la blessure. J’étais encore dans l’euphorie de cet enchaînement Western States & UTMB. On m’avait annoncé 6 semaines de convalescence, mais après 3 mois, les douleurs étaient encore présentes : en réalité, je m’étais déchirée le psoas ainsi qu’un ligament. Après cette période de rémission, je commençais à être excitée par la suite. J’ai repris rapidement. Peut-être trop rapidement. Et j’ai contracté une fracture de stress au pubis. Là, j’ai compris que mes problèmes étaient plus profonds. Que si je voulais faire de l’ultra-trail longtemps, il fallait que j’écoute mon corps.
Quels apprentissages as-tu tiré de cette période complexe ? Qu’est-ce que tu as changé depuis ?
J’ai changé beaucoup de choses. Premièrement, je porte plus de vigilance et de sensibilité aux messages envoyés par mon corps. Avant, je n’écoutais aucuns signaux. Si j’avais mal, j’allais quand même courir, avec la conviction que mon organisme allait s’adapter. Désormais, dès lors que je ressens une tension, je la questionne, j’essaie de la comprendre et par la même occasion de la soulager. Deuxièmement, j’ai augmenté mon volume de sports croisés : je cours moins, mais je fais plus de vélo et de ski de randonnée. Troisièmement, j’ai décuplé les heures allouées aux soins en tout genre : physiothérapie, ostéothérapie, massages, renforcement musculaire... J’ai aussi changé ma façon de construire le calendrier de mes saisons : désormais, je me limite à un format ‘100 miles’ (160 km) par an et participe à des épreuves plus courtes en amont, ou en aval. Enfin, je me suis entourée d’un coach. J’ai compris que je ne m’écoutais pas assez pour avoir la liberté de faire ce que je voulais à l’entraînement, que je n’étais pas capable de prendre, seule, les bonnes décisions pour moi. Je laisse donc quelqu’un qui a toute ma confiance s’en charger. J’ai notamment découvert les vraies semaines de repos : c’est agréable ! (rires)
L’ultra-trail féminin souffre d’un manque de visibilité globale
RESSOURCES HUMAINES, VADROUILLE
& PERSPECTIVES
Vis-tu pleinement de l’ultra-trail ou as-tu
un travail à côté ?
Depuis 2018, je travaille en tant que directrice des ressources humaines pour une société informatique basée à Montréal. Ils m’ont toujours énormément soutenu dans ma démarche de performance, avec beaucoup de souplesse – notamment sur le télétravail – pour que mes deux projets puissent cohabiter. Récemment, en avril 2024, je suis néanmoins passée d’un temps plein à un temps partiel, car toutes les petites choses que je mets en place pour mieux récupérer, une fois amoncelées, nécessitent un certain volume horaire. En parallèle, je bénéficie de la confiance de tout un ‘pool’ de partenaires, dont le Team Salomon, que j’ai intégré au niveau de l’équipe nord-américaine en 2017, puis du Team international, en 2022.
Pourquoi est-il aussi important pour toi de maintenir un double projet ?
Cela m’apporte énormément. J’ai donné 5 ans de ma vie pour cette compagnie. J’ai tissé avec eux des liens extrêmement forts. On s’est beaucoup nourri mutuellement : eux par la logique entrepreneuriale et moi par ma démarche de haut-niveau. Mon parcours et les blessures qui l’égrènent m’incitent à penser qu’il est toujours bon d’avoir un projet qui nous épanouit lorsque cela fonctionne moins bien en trail. Enfin, je cours avant tout parce que j’adore ça. Pas parce que c’est un travail. Je ne me rends jamais sur une course pour des raisons financières. Cela m’offre une grande liberté et de la sécurité de savoir que je cours pour le plaisir, et que peu importe le résultat, cela n’aura pas d’incidence sur mon rythme de vie.
Tu as quitté Montréal pour mener une vie de nomade, une vie de vadrouille, une vie de voyages, au gré des stages et des compétitions. Qu’est-ce qui t’anime dans cette démarche ?
Mes blessures ont façonné ma vision des choses : je veux profiter de ma vie d’athlète au maximum et sauter sur les opportunités qui s’offrent à moi grâce à la course à pied. Je n’ai donc plus de maison, plus de lieu fixe où rentrer. Je découvre le monde au gré des stages et des compétitions, en tâchant d’arriver sur place quelques semaines en amont pour expérimenter le mode de vie local, m’ouvrir à la culture de la région. Ce rythme m’épanouit. Lorsque je retourne au Québec, je préfère passer du temps qualitatif avec ma famille plutôt que de m’installer dans un appartement avec lequel je n’aurais aucune attache.
Nous réalisons cette interview une semaine avant l’UTMB. Elle sera publiée après la course. À ce stade, ce serait quoi un UTMB réussi ?
Un UTMB réussi, ce serait de franchir la ligne d’arrivée sans blessure. Je conserve une vraie frustration quant au fait d’avoir du lever le pied à Champex, au km 130, pour ma première participation. Cette fois-ci, j’aimerais pouvoir fournir un effort maximal jusqu’à Chamonix. Cela signifierait que je me suis bien préparée, que j’ai pris les bonnes décisions dans mon quotidien, que j’ai su opérer des risques mais considérés, au bon moment... À une semaine du départ, je suis plutôt confiante. Plus que je ne l’ai jamais été lors de ces 2 dernières années.
Pour conclure, sur un tout autre sujet, que penses-tu de la valorisation des femmes et de leurs performances en ultra-trail ? Qu’est-ce que l’on fait de bien, et qu’est-ce que l’on pourrait faire de mieux afin d’aller vers plus d’égalité ?
Je trouve que c’est une chance de pouvoir participer en même temps que les hommes, de prendre le départ au même moment, sur le même parcours. Ça nous permet de valoriser et mesurer en quelque sorte nos performances. En revanche, il reste beaucoup de chemin à parcourir d’un point de vue médiatique pour atteindre une forme d’égalité. L’ultra-trail féminin souffre d’un manque de visibilité global. Un top 10 féminin à l’UTMB n’a pas le même impact qu’un top 10 masculin. Et l’enthousiasme populaire sur la ligne d’arrivée n’est pas le même non plus. Il nous reste du boulot ! Mais petit à petit, on va le faire : il y a de plus en plus de femmes qui courent, et je crois que c’est là le point-clé pour faire évoluer les choses !
Texte de Baptiste Chassagne