Kilian Jornet nous prouve une nouvelle fois que pour exprimer son talent il n'a pas besoin de chemin, il sait tracer le sien, y compris dans les hautes cimes. Après avoir bouclé son aventure sur les 177 sommets de plus de 3000m des Pyrénées, il avait annoncé avoir appris et compris à quel point il pouvait pousser son corps et son esprit et qu'il voulait le pousser plus loin encore. C'est chose faite aujourd'hui.
« Je pense que ça a été le défi le plus stimulant et difficile que j’ai pu relever. Autant la partie physique, que technique et mentale. Il a fallu être concentré à 100% pendant près de 20 jours et cela a demandé une énergie folle. »
Un départ en catimini pour une aventure au sommet
Le projet : rallier et gravir les 82 sommets de plus de 4000 mètres des Alpes en n’utilisant que des mobilités douces ; exit la voiture et les remontées mécaniques, bonjour les transitions en vélo ou en trail. Baptisé Alpine Connections, l’aventure est à la hauteur du personnage, de sa détermination, de son endurance et de sa capacité à aller sans cesse explorer où sont ses limites. Le projet nous a été présenté au lendemain de sa victoire et de son nouveau record sur la Sierre-Zinal. Puis, à la différence de son projet dans les Pyrénées, Kilian a choisi de nous faire vivre quasi au jour le jour son aventure. S'il était impossible à attraper, il nous a tenu en haleine durant ces 19 jours à suivre sa trace. Et alors, un peu comme regarder les Jeux olympiques, nous avons assisté à l'accomplissement de quelque chose d'inqualifiable. Et tout comme les athlètes olympiens, l'apli-traileur nous a fait rêver dans ce qu'il sait faire de mieux, jouer avec les sommets jusqu'à titiller l'extravagance et pointer du doigt les limites du corps humain.
« Je continue à prendre du plaisir en faisant des courses mais c’est vrai que cela fait 20 ans que je fais de la compétition donc les émotions ne sont pas nouvelles. Ce sont sur des projets comme ça que je peux ressentir de nouvelles émotions. »
Ce sont sur des projets comme ça que je peux ressentir de nouvelles émotions.
Gravir 82 sommets
L'aventure a commencé avec l'ascension du Piz Bernina, le sommet de 4000m le plus oriental des Alpes, puis, sommet après sommet, il les a enchaînés, à pied ou à vélo uniquement, afin de rejoindre les deux sommets les plus occidentaux des Alpes : le Dôme et la Barre des Écrins.
1207 km et 75.344 mètres de dénivelé en 267 heures 45 minutes 16 secondes d’effort pour une aventure exceptionnelle. Exceptionnelle déjà car Kilian Jornet a établi un nouveau record. Le précédent temps de référence, établi en 2008, était détenu par les Italiens Franco Nicolini et Diego Giovannini avec 60 jours pour gravir les 82 sommets. Deux Suisses, Peter von Känel et Christian Maurer, l’avaient abaissé à 51 jours au début de l’été, mais en utilisant des parapentes.
Exceptionnelle aussi car il nous a fait vivre son aventure au fur et à mesure. Au détour de ces sommets, c’est aussi un véritable plaidoyer que Kilian Jornet a voulu porter. Fidèle à ses convictions, l'aventure porte un message écologique puissant, d'une part, du fait de son souhait de n'emprunter aucun moyen de locomotion motorisé, même si une équipe le suivait en van. Et d'autre part, par son plaidoyer pour la protection de cette nature fragile qu'il a su, via son équipe de photographes et vidéastes, mettre en lumière à travers les images époustouflantes des sommets et des paysages alpins. Son aventure est devenue ainsi un appel à l'action, incitant chacun à réfléchir à son impact sur l'environnement et à sa consommation de la nature, sujet hautement important dans le monde du trail et de l’alpinisme.
Exceptionnelle encore au regard du casting en or de ses compagnons de cordée. Ils sont nombreux et nombreuses à avoir accompagné Kilian sur des étapes du projet. Parmi eux, le guide de haute montagne et ami de Kilian depuis des années, Mathéo Jacquemoud a été un compagnon régulier, partageant de nombreuses ascensions dont certaines dans le Valais ou sur les Grandes Jorasses ou encore la dernière dans les Ecrins en compagnie également d’un autre guide et alpiniste de renom, Benjamin Védrines. Mais sont aussi Vivian Bruchez, avec lequel Kilian a également partagé plusieurs expéditions notamment dans l’Everest. Le grand Michel Lanne, à la fois traileur et alpiniste et ancien compagnon de ski-alpinisme.
Exceptionnelle enfin, et peut-être surtout, avec ses étapes parfois totalement folles. Gravir 82 sommets en 19 jours, c’est gravir plus de 4 sommets de 4000m tous les jours. Si certaines étapes ont été plus courtes, voire sans sommets du tout pour permettre une transition à vélo entre un massif et un autre, d’autres ont été remarquables.
« Après trois heures de repos au refuge du Mont Rose, je suis parti en solitaire à 7 heures du matin pour un grand jour dans ce projet »
Parmi ses exploits, on trouve cette fameuse journée où il a parcouru 18 sommets. Bien connu des alpinistes, le Spaghetti Tour est une traversée parfaite permettant d’enchaîner 18 sommets de plus de 4000 mètres en 30 kilomètres et 4400 mètres de dénivelé : 18 sommets en une poussée de 17h45 et une fin de journée au refuge d’Hörnlihütte vers 1 heure du matin. En guise de comparaison, l’alpiniste suisse Andy Steindl, qui n’avait pas gravi les 23 sommets précédents, a enchaîné cette traversée en juillet 2024 en 7h45, battant le record précédemment détenu par Benjamin Védrines.
Des exploits d’un jour très vite effacés par ceux du lendemain, comme lors de son ascension de l’Aiguille Verte. Si l'on dit qu'on devient alpiniste lorsqu'on a gravi "la Verte", Kilian l'est redevenu une nouvelle fois. C'est l'une des étapes mémorables avec en plus de l’ascension de l'Aiguille Verte, véritable mythe dans le massif du Mont Blanc, la Grande Rocheuse, l'Aiguille du Jardin et Les Droites dans une même étape de 24 kilomètres et 3470 mètres de dénivelé pour 17 heures d’efforts.
Et enfin, il y a cette dernière étape ; la 16ème d’Alpine Connections. Ce sont les Ecrins qui se dressent sur le chemin de Kilian Jornet dorénavant. Deux derniers sommets, le Dôme et la Barre des Écrins avant d’accomplir un rêve. Comme pour finir le projet, cette étape démarre avec une longue transition à vélo depuis Val d’Isère puis une dernière poussée ; 6 heures d’ascension au coucher
Parmi ses exploits, on trouve cette fameuse journée où il a parcouru 18 sommets.
Un engagement hors norme…
C'est Jules-Henri Gabioud, cinq PTL à son actif dont trois remportées, qui le dit "ce projet nous montre la force de Kilian. Sa force mais aussi sa marge pour pouvoir évoluer sur des sommets à 4000 m fatigué mais concentré". Au cours de son aventure il a dû progresser sur des parcours de haute montagne avec un engagement impressionnant. Au-delà de la fatigue musculaire et du déficit structurel de sommeil s’ajoute la fatigue mentale. « Le fait d’être attentif, concentré pendant 15 ou 20 heures tous les jours pendant autant de jours, c'était le plus difficile. Je dirais que j’ai fini fatigué physiquement mais très très fatigué émotionnellement ». Les doutes, la prise de risques, les nécessaires adaptations aux conditions météo, aux conditions du terrain sont autant d’éléments qui usent et forment une fatigue émotionnelle qui s’accumule.
"Physiquement tu peux avancer en mode automatique, mais ton cerveau lui doit rester concentré"
Il y a également la question de la prise de risques en haute montagne dans ces conditions-là. Si le risque zéro n’existe pas en montagne, la prise de risques est une critique souvent faite à l’alpi-traileur. Une nouvelle fois nous pouvons le voir progresser, parfois pas encordé, voire seul, pour faciliter et alléger la progression. Si la rapidité de déplacement dans ce terrain technique et dangereux nous rappelle que Kilian Jornet n’est pas seulement un traileur doué mais également un fin alpiniste. Il avoue cependant qu’il y a des prises de décisions qu’il regrette après coup, notamment après s’être retrouvé dans des couloirs de chutes de pierres.
… pour un projet hors norme
« Derrière tout ça c’est la recherche de soi-même, voir ce que je suis capable de faire. Je vois que je suis encore en progression au niveau de mes capacités physiques donc je cherche où je peux arriver. »
Comme toute aventure hors norme, notamment entourée d’un aspect de communication, celui-ci a des limites et des points négatifs. Les risques en montagne et peut-être leur banalisation, l’usage par l’équipe d’assistance et ses compagnons de cordée de moyens de transport, etc. sont autant d’ombres au tableau d’Alpine connections. Si ce genre de projet est un magnifique appel à sortir des chemins battus, sortir des courses et d’une consommation de la nature irréfléchie ; le retour de bâton peut-être important avec des apprentis sorciers qui veulent se lancer dans des projets démesurés.
Il est évident également que, en plus de n’avoir pas les capacités et compétences de Kilian Jornet, monsieur ou madame tout le monde ne peut certainement pas se permettre de monter un tel projet n’ayant pas les moyens financiers et humains qui ont été nécessaires pour mettre en place Alpine Connections.
« Mon corps a plein de limites et c’est ça que je recherche. Il faut les trouver, les étudier, pour mieux comprendre comment il fonctionne. Il faut être humble et connaître ses capacités et ses limites, car c’est quand on les dépasse qu’on risque notre vie. »
Si certains peuvent entrevoir l’objectif derrière tout ce chemin, d’autres ne verront qu’un coup de communication ou une autre élucubration d’un athlète en quête de sensations fortes. C’est un projet fou, certes, mais c’est surtout un projet personnel qui trouve son essence dans une recherche à mieux comprendre ses limites. Si on peut être tenté de penser que Kilian Jornet n’a pas de limites ou qu’il s’amuse à les franchir de manière plus ou moins raisonnable, il semble que c’est tout l’inverse. Dans ses écrits et témoignages, la question des limites revient fréquemment. C’est cette exploration qu’il a voulu mener en faisant 3 heures de 30/30*, en partant en Himalaya ou en se lançant le défi d’enchaîner les 177 sommets de 3000 mètres des Pyrénées. Il est en recherche perpétuelle : noter, étudier, comprendre pour s’améliorer. C’est particulièrement le cas une nouvelle fois ici. Rester humble et connaître ses capacités et ses limites sont le leitmotiv de la montagne, un leitmotiv qui semble être au cœur de l’aventure de Kilian Jornet. C’est ce qu’il a voulu partager dans son aventure : une quête de connaissance de soi et de la nature, une exploration des frontières de l’endurance humaine et une invitation à la réflexion sur nos propres limites.
Les 4000m d'alpine connections :
• Piz Bernina (4048m) • Lauteraarhorn (4042m) • Schreckhorn (4078m) • Finsteraarhorn (4274m) • Gross Grünhorn (4044m) • Hinter Fiescherhorn (4025m) • Gross Fiescherhorn (4049m) • Mönch (4107m) • Jungfrau (4158m) • Aletschhorn (4193m) • Lagginhorn (4010m) • Weissmies (4017m) • Dürrenhorn (4034m) • Hohberghorn (4218m) • Stecknadelhorn (4239m) • Nadelhorn (4327m) • Lenzspitze (4294m) • Dom (4545m) • Täschhorn (4491m) • Alphubel (4206m) • Allalinhorn (4027m) • Rimpfischhorn (4199m) • Stalhhorn (4190m) • Nordend (4609m) • Dufourspitze (4634m) • Zumsteinspitze (4563m) • Signalkuppe (4554m) • Pointe Parrot (4432m) • Ludswighöhe (4382m) • Corno Nero (4322m) • Pyramide Vincent (4215m) • Punta Giordani (4046m) • Lyskamm E (4527m) • Lyskamm W (4479m) • Castor (4228m) • Pollux (4092m) • Roccia Nera (4075m) • Breithorn (pointe 4106m) • Breithorn E (4139m) • Breithorn central (4159m) • Breithorn W (4164m) • Matterhorn (4478m) • Dent d’Hérens (4173m) • Dent Blanche (4358m) • Ober Gabelhorn (4064m) • Zinalrothorn (4221m) • Weisshorn (4506m) • Bishorn (4151m) • Grand Combin (4314m) • Combin de Valsorey (4184m) • Combin de la Tsessette (4141m) • Pointe Walker (4208m) • Pointe Whymper (4184m) • Pointe Croz (4110m)• Pointe Elena (4072m) • Pointe Margherita (4065m) • Dôme de Rochefort (4015m) • Aiguille de Rochefort (4001m) • Dent du Géant (4013m) • Aiguille Verte (4122m) • Grande Rocheuse (4101m) • Aiguille du Jardin (4020m) • Les Droites (4000m) • Corne du Diable (4099m) • Pointe Chaubert (4074m) • Pointe Médiane (4097m) • Pointe Carmen (4109m) • L’Isolée (4114m) • Mont Blanc du Tacul (4248m) • Mont Maudit (4465m) • Mont Blanc (4808m) • Dôme du Goûter (4304m) • Aiguille de Bionassay (4052m) • Monte Bianco de Courmayeur (4748m) • Picco Luigi Amadeo (4469m) • Mont Brouillard (4069m) • Punta Baretti (4013m) • Grand Pilier d’Angle (4243m) • Aiguille Blanche de Peuterey (4112m) • Gran Paradiso (4061m) • Dôme des Ecrins (4015m) • Barre des Écrins (4102m).