Le 8 avril 2025, Brooke Raboutou entre dans l’histoire. Elle devient la première femme à enchaîner une voie cotée 9b+. Un palier rarement atteint, tous genres confondus. Deux mois plus tard, Laura Pineau et Kate Kelleghan signent un Triple Crown d’anthologie dans le Yosemite. Ces exploits incarnent une génération de grimpeuses bien décidée à repousser les sommets, en falaise comme en compétition. Mais si le sport est mixte, le milieu, lui, reste largement masculin dans ses codes et sa médiatisation. Sept athlètes internationales et une historienne interrogent la place des femmes dans un sport en constante évolution. Témoignages croisés.

“Il est aussi difficile d’être la meilleure des femmes que le meilleur des hommes.” La formule est de Lynn Hill. Et elle sait de quoi elle parle : première à réussir The Nose en libre (1993), elle a ouvert la voie, au sens propre comme au figuré. Trente ans plus tard, la phrase reste d’actualité. Dans l’escalade comme ailleurs, la reconnaissance suit des trajectoires différentes selon le genre. Les performances des grimpeuses ne sont pas toujours jugées à l’aune des exigences techniques qu’elles rencontrent. Et ce n’est pas ça qui va les arrêter.
À jeu égal
La pratique se base sur des cotations communes : un 8a ou un 9b+ (niveau d’extrême élite) se gravissent selon les mêmes critères, quel que soit le grimpeur. En théorie, il n’y a pas de distinction genrée. Mais dans les faits, en particulier pour la pratique outdoor, les avis divergent. “Les cotations, par principe, sont très subjectives”, nuance Sasha DiGiulian depuis un bungalow à Madagascar. En expédition à Tsaranoro, la première américaine à enchaîner un 9a (en 2011) poursuit : “Nous évoluons encore dans un sport marqué par un sexisme structurel, mais ça bouge. L’escalade féminine a connu des progrès incroyables au cours des deux dernières décennies, c’est très inspirant. Elles continuent de réduire l’écart de performance, en termes de cotation, avec les hommes.” Celle de Brooke Raboutou sur Excalibur (9b+) incarne cette tendance, voie qui a vu “les plus forts grimpeurs se casser les dents”, illustre Laurence Guyon, journaliste spécialisée et vice championne du monde d’escalade en 1995, toujours présente dans les 8.
Un exploit qui en a sidéré plus d’un : “il y a de plus en plus de parités”, clame Sasha DiGiulian. Un constat partagé par Solenne Piret. “Non, la place des femmes n’est pas du tout différente”, sentence l’ancienne architecte, quadruple championne du monde en para-escalade. “Les cotations sont fixées à 99 % par des hommes, certes, mais tout le monde peut les tenter”. Mieux, “on joue à leur jeu et on les égale”, constate la Girondaise Mélissa Le Nevé, l’une des 45 grimpeuses à avoir enchaîné une voie cotée 9. Ce n’est pas Laura Pineau qui va la contredire : “Nous avons certaines qualités que les hommes n’ont pas. Alors oui, je pense vraiment qu’elles peuvent être meilleures.”
L’escalade féminine a connu des progrès incroyables au cours des deux dernières décennies, c’est très inspirant

L’appel de la roche
L’été dernier, l’Américaine Amity Warme devient la première femme à conquérir Sendero Luminoso, une grande voie en 8b dans le Wyoming. Treize longueurs et 22 km d’approche. “Il a fallu puiser très profondément, mentalement et physiquement pour gérer la pression”, se remémore-t-elle depuis son van. Clairement, une grande fierté. Cela m’a permis de découvrir ce dont je suis capable. C’est un bon repère pour imaginer ce qui est possible dans le futur.” Un futur que les grimpeuses continuent d’explorer, en solitaire ou à plusieurs. À chacune son Everest.
Pour Sasha, l’exploit prit la forme d’une expédition 100 % féminine après avoir subi cinq lourdes opérations de la hanche : “Je ne savais même pas si je pourrais regrimper sérieusement un jour. Réussir Rayu (8c), en big wall, a représenté énormément”, se souvient-elle. Même sentiment pour Solenne Piret, arrivée “sur le tard” à l’escalade. Intimidée par les blocs de Fontainebleau, elle confie avoir longtemps douté : “J’avais 24 ans, je n’y croyais pas du tout. Pourtant, la roche ne dépend que de moi.” Un syndrome de l’imposteur qu’Amity a connu. Diététicienne du sport, sans passé en compétition, elle préfère l’itinérance à bord de sa maison mobile, cordes et baudrier aux murs : “Grimper, c’est un défi personnel, pas une course contre les autres. Je veux tirer le meilleur de chaque jour et me donner la permission d’essayer des voies plus dures.”

Le big wall des injonctions
Grimper, tomber, recommencer. Encore faut-il s’en sentir légitime. “On nous dit que la trad, c’est trop risqué, qu’il faut perfectionner sa technique sportive avant d’oser toucher à la fissure”, témoigne Laura Pineau. “Il n’y a aucune raison de ne pas s’y mettre petit à petit.” Depuis 2018, la Toulousaine de 25 ans s’est spécialisée dans l’escalade en fissure et les big walls - ces parois de 500 à 1000 mètres de haut -. Elle s’illustre depuis peu en vitesse : “La première fois, j’étais terrifiée. C'est compliqué quand on ne connaît pas la voie, débite la grimpeuse depuis son van, parqué au pied du Yosemite. Mais la deuxième, ça s’est super bien passé.” Avec sa partenaire Kate Kelleghan, elle vient de réussir l’impensable : boucler le Triple Crown… En moins de 24 heures. Autrement dit, enchaîner le Mont Watkins, le mythique El Capitan puis le Half Dome, ce demi-dôme qui trône sur toutes les cartes postales du parc. Soit 2 300 mètres d'escalade, 29 kilomètres de marche et 2 100 mètres de dénivelé. Un effort titanesque - trois mois après un record de vitesse sur Naked Edge (6c+) dans le Colorado.
Au-delà de la performance, Laura raconte son besoin de grimper avec d’autres femmes. “Le Yosemite reste très masculin. Peu de femmes s’attaquent aux big walls. Il y en a de plus en plus, mais lancer de gros projets reste difficile”, par manque de moyens, de réseaux, ou simplement de mentor. “Les mecs vont dire : "Pas besoin de protection, vas-y !" Mais quand tu débutes, c’est dangereux. Si ça tourne mal, tu n’y retournes pas. Alors qu’en réalité, ça peut s’apprendre très facilement.”
On mange de la roche au lieu du plastique. Mais franchement, ça a meilleur goût
Changer les normes
Une parole loin d’être isolée. L’historienne du sport Cécile Ottogalli-Mazzacavallo rappelle que les sports modernes se sont construits à la fin du XIXe siècle sur la performance masculine. “Créés par et pour les hommes, ils ont longtemps exclu les femmes ou ne les ont admises qu’à condition de se conformer à certaines normes”, détaille la spécialiste sur la place des femmes dans les pratiques sportives. “L’escalade n’y échappe pas.” Les injonctions esthétiques, notamment sur le corps des grimpeuses, “n’ont pas disparu”.
Les grimpeuses interrogées sont unanimes. Oui, les critiques sur leur physique ont existé. Oui, leur musculature en a dérouté certains. Mais l’époque change. “J’adore cette génération qui n’a pas peur de montrer ses muscles, qui en est fière et va concurrencer les hommes”, sourit Solenne. “J’ai de gros biceps et c’est comme ça”, tranche Laura. “ Il me permet d’aller chercher des voies de dingue.” Et Sasha de conclure : “Tout le monde ne peut pas m’aimer, et inversement. C’est la vie.”

Un grimpeur reste un grimpeur
Plus visibles, mieux sponsorisées, les grimpeuses de haut niveau occupent peu à peu l’espace. En compétition comme en falaise, leurs noms apparaissent davantage dans les classements et les reportages. En 2025, elles représentent 37 % des grimpeurs en France (source : Vertige Média). Le chiffre tombe à 19% pour une pratique régulière en extérieur. “L’accès aux salles et aux connaissances liées à l’entraînement se démocratise, et le niveau ne cesse de progresser”, analyse Sasha.
Pourtant, la pratique outdoor, loin du cadre compétitif, attire toujours plus. “On mange de la roche au lieu du plastique. Mais franchement, ça a meilleur goût”, rit Mélissa Le Nevé. Elle qui passe jusqu'à 10 jours sur les parois, rêve des voies les plus folles et d’ascensions en parapente. L’underdog bordelaise, vainqueure d’Action Directe (9a), “voie typée masculine par excellence”, distingue clairement les deux mondes de l’escalade en salle et sur rocher.
Et qui de mieux que Petra Klingler pour en parler. C’est l’une des grimpeuses les plus polyvalentes de sa génération. Championne en bloc, difficulté, combiné et même glace avec un titre de championne du monde, elle a longtemps été absorbée par les circuits officiels. “Je n’ai jamais pu profiter de la roche”, avoue la Suissesse, fraîchement retraitée. Trouver un créneau pour l’interview ne fut d’ailleurs pas une mince affaire. Sans sponsors, elle a repris le boulot et prépare une voie en Afrique du Sud. “Je découvre une liberté incroyable. Celle d’être simplement moi, de sentir le soleil sur ma peau, de grimper avec les copains. Surtout, je découvre des gens super forts, dont on n'entend jamais parler”, partage-t-elle les yeux brillants. “Pas besoin d’être un athlète pro pour inspirer. Ce qui compte, c’est d’y aller, de le tenter. Il n’y a pas de feu sans étincelles, même s’il faut se brûler au passage. Qu’importe le genre ou le niveau, un grimpeur reste un grimpeur.”
Toutes se disent fières d’appartenir à cette génération d’athlètes qui n’a pas encore atteint son sommet. “On pousse, main dans la main, le chemin de la performance. C’est dur, parce qu’on nous compare sans cesse. Mais on y arrive. L’escalade, c’est aussi une expression au féminin. Les possibilités sont infinies”, s’enthousiasme Mélissa Le Nevé. Laurence Guyon, elle, pose un regard plus distancié : “Il y a une variété impressionnante d’escalade en extérieur. Le rocher était là bien avant nous et sera là bien après notre passage. Le tout est de communier avec lui, de s’y confronter.” Car si les montagnes à gravir restent nombreuses, l’amour du sport l’emportera toujours, résume Sasha DiGiulian.
Texte de Mia Pérou