Il y a des expéditions qui commencent sagement, avec un port d’attache tranquille et un carnet de route millimétré. Et puis il y a celles qui prennent vie dans le chaos joyeux d’un voilier fatigué, encore posé sur ses tins, qu’on répare à la hâte avant de le charger jusqu’à ce qu’il touche presque l’eau. C’est ainsi qu’a débuté l’odyssée du Tyt Binhüz, un quillard d’aluminium battant pavillon pirate, mis cap au nord par une bande d’alpinistes bien décidés à conjuguer la mer, le granit et la débrouille.
Cinq mois plus tard, le sillage raconte un itinéraire fabuleux : les grandes pintes irlandaises, les falaises battues par le vent écossais, la rudesse volcanique de l’Islande… Et ce jusqu’au Groenland, là où les fjords s’ouvrent comme des cathédrales de glace et où les moustiques rivalisent de férocité avec les rafales à 80 nœuds. À bord, la vie s’organise au rythme des quarts, des sessions de pêche, des réparations improvisées, des ti-punchs du capitaine et des parties de coinche s’éternisant. Entre deux tempêtes, la piraterie explore, grimpe, enchaîne « buts » et réussites, mais finit toujours par repartir, portée par l’audace et la camaraderie. Cette chronique groenlandaise forme alors un récit singulier à base de grands murs, de nuits en portaledges, de rencontres insolites et d’un moteur capricieux… Bref : un joli condensé de cette épaisseur humaine qui fait les grands voyages.
Avant de découvrir les témoignages d’Anouk Félix Faure, Eloi Devin, Raphaël Marsan, Frederic dit «Brandy» Machefert, Hugo Dherbey, Victor Colombié, Arthur Jourdan et Virgile Devin, voici l’envers de l’aventure selon quatre d’entre eux : Victor, Arthur, Raphaël et Anouk. Rencontre.
PRÉPARATION DU PÉRIPLE
Comment est née l’idée de cette expédition ?
VI : C’est la continuité de précédents voyages faits entre amis : le Kirghizistan, les fjords de Norvège, la Corse… Le Groenland, c’était un peu le boss final, le plus difficile. Il a fallu acheter un bateau et apprendre à naviguer. Heureusement, une partie de l’équipage revenait d’une transatlantique aux Antilles. Le bateau nous offrait une autonomie totale et un camp de base idéal.
Étiez-vous tous proches avant de vous lancer dans ce projet ?
VI : Il y avait un noyau dur depuis l’enfance : Anouk, Raphaël, Hugo, Eloi et Brandy. Le groupe s’est agrandi au fil des rencontres, mais certains se connaissaient finalement assez peu avant de partir. Cela n’a jamais été un problème : nous partagions tous le goût de la galère, de l’inconfort, et de fortes convictions écologiques. Vivre dans 10 m² sans prendre de douche suffisait pour bien s’entendre. (rires)
Comment s’est déroulée la remise en état du bateau avant le départ ?
AN: Après notre transat’, le bateau avait été sérieusement endommagé à cause d’une mauvaise manœuvre au port. Nous avons décalé d’un an le départ pour le réparer et l’adapter au froid : installation d’un chauffage, création de couchettes, isolation, étanchéité des hublots, révision du moteur et des voiles.
LA VIE À BORD DU TYT BINHÜZ
Comment organisiez-vous la logistique et l’alimentation à bord ?
AR : Le bateau fonctionnait comme une petite communauté avec une répartition naturelle des tâches. Victor et Hugo géraient la pêche, Anouk les pâtisseries, Brandy s’occupait de la mécanique. Nous avions des réserves énormes de produits secs et de conserves, et nous complétions avec des produits frais achetés sur place et du poisson pêché quotidiennement.
AN : Bien manger, c’est essentiel en expédition. Pendant les navigations, l’alimentation était plus monotone (riz, semoule). Au retour, nous mangions par nécessité, plus vraiment par plaisir.
Comment réussissiez-vous à gérer la promiscuité au quotidien ?
AN : Nous n’avions que quatre couchettes pour cinq à sept personnes. L’intimité était rare, mais tout s’est bien passé. Nous partagions beaucoup, tout en respectant nos besoins de solitude. Les moments à terre étaient des bouffées d’air… avant de s’entasser à nouveau dans les portaledges !
VI : L’intimité était inexistante, et c’était voulu : une aventure brute, authentique. Quand certains partaient grimper, ceux restés à bord devenaient « les rois du bateau ».
Dans quelles conditions polaires s’est déroulée la traversée ?
Nous naviguions dans une eau entre 5 et 10 °C. À bord, l’humidité atteignait 90 % chaque matin : nos duvets étaient trempés. En paroi, il nous est arrivé de prendre la neige et d’empiler trois doudounes. Ce voyage de rêve serait un cauchemar pour 95 % des gens (rires).
De quels outils disposiez-vous pour vous repérer et éviter les icebergs ?
VI : Une boussole, un AIS pour repérer les bateaux, un Iridium Go pour télécharger les fichiers météo GRIB. Pas de Starlink, donc aucune info précise sur les icebergs. Quand Victor était en France, il nous aidait à distance avec un InReach. Il analysait le déplacement du pack de glace et nous donnait deux points GPS formant une “porte” à franchir. C’était une bataille navale grandeur nature !
Les chiffres de l'expédition :
• Durée totale : 4 mois
• Distance parcourue à la voile : 6 550 km
• Jours passés en paroi : 15
• Difficulté des voies : jusqu’au 7C+ / 8A
• Itinéraire : La Rochelle → Irlande → Écosse → Islande → Groenland → retour La Rochelle
DES DÉFIS SPORTIFS EN TERRE INCONNUE
Qu’est-ce qui vous a le plus marqué dans l’escalade au Groenland ?
VI : Des murs très durs et exigeants, beaucoup de portages pour acheminer le matériel, et très peu d’infos sur les voies.
AR : L’ascension de Moby Dick sur l’Ulamertorssuaq nous a tous marqué : trois jours et demi sur la face, nuits en portaledges, 50 kg de matériel. Tu pars vraiment pour une aventure verticale, inconfortable sur la durée. Nous avons aussi ouvert trois nouvelles voies, à Kangerlussuaq, Tasermiut et sur l’île de Seyvarsok. Une réussite totale pour toute l’équipe !
TU PARS VRAIMENT POUR UNE AVENTURE VERTICALE, INCONFORTABLE SUR LA DURÉE
Sur la British Route, qu’est-ce qui vous a permis de tenir malgré les difficultés ?
RA : Ce n’était pas censé être difficile mais grimper avec des sacs lourds après deux mois de déconditionnement dans des fissures athlétiques, ça complique tout. Chaque longueur était dingue, et les soirées passées dans le portaledge avec Fred, Hugo, Arthur et Anouk, était exactement ce que nous étions venus chercher.
AN : Mon caractère m’a beaucoup aidée : je n’aime pas renoncer. Et surtout, notre dynamique collective a tout changé.
Quelles ont été les principales complications en grimpe ? Et en navigation ?
VI : Nous manquions de matériel, pensant former deux cordées au lieu de trois. Les murs demandaient plusieurs jours et rien n’était équipé. Nous avons privilégié le commun plutôt que la réussite personnelle en optant pour une stratégie de la “grappe”. En mer, seuls trois membres ont fait l’intégralité des quatre mois. Au retour, Raphaël, Anouk et Brandy ont affronté l’arrivée du cyclone Erin, des dépressions successives, un bateau inondé, plus de chauffage, et même un retournement par une vague de six mètres.
AN : Vingt et un jours de houle, des quarts de barre toutes les six heures, et nos vêtements qui ne séchaient plus. Éprouvant.
Entre la grimpe et la navigation, quelle aventure vous a le plus marqué ?
RA : La grimpe, sans hésiter. La voile dans les mers du Nord est efficace… mais rarement agréable.
AN : La grimpe aussi ! Mais je le savais avant de partir. Tout le monde n’a pas eu le même ressenti : nos profils étaient très variés.
Si vous ne deviez garder qu’un seul souvenir, lequel choisiriez-vous ?
AN : Notre dernière nuit sur le portaledge avec Raphaël et Arthur. Nous avions fini la voie, il ne nous restait plus qu’à descendre. Mais avant ça, il nous fallait savourer notre réussite ainsi que la vue qui s’offrait à nous ! Un moment de partage intense.
Quel serait votre mot de la fin ?
VI : L’alpinisme de performance ne nous suffisait plus. Nous cherchions avant tout à vivre une aventure intense entre amis, et pas simplement à cocher des voies ! Même en atteignant des objectifs techniques ambitieux, cette expédition illustre une autre façon de pratiquer la montagne : mettre de côté l’efficacité et certains résultats pour privilégier une aventure humaine mémorable. Aujourd’hui, réaliser ces performances entre amis est notre manière de nous accomplir en tant qu'alpinistes.
Au terme de cette odyssée de quatre mois, le Tyt Binhüz revient à son port d’attache comme un bateau changé — cabossé, certes, mais chargé d’histoires, de murs gravis et de tempêtes encaissées. À son bord, les visages sont creusés, les corps plus solides, et les liens noués dans le froid polaire ont laissé une marque profonde. Car au-delà des performances et des sommets convoités, cette expédition raconte surtout ce que l’aventure a de plus précieux : l’imprévu, la fragilité partagée, et cette capacité à faire bloc quand tout vacille.
Dans les fjords groenlandais comme dans les mers démontées du retour, le collectif a fait force de loi. Chacun a trouvé sa place, parfois dans la corde, parfois à la barre, toujours dans cette alliance instinctive qui permet de dépasser la simple addition des talents. À l’heure de refermer ce chapitre, une évidence demeure : si la voie la plus difficile n’était pas au-dessus d’eux, elle se jouait peut-être entre eux — dans cette manière de tenir, ensemble, malgré le froid, la promiscuité, la fatigue et les doutes.
L’ALPINISME DE PERFORMANCE NE NOUS SUFFISAIT PLUS, NOUS VOULIONS VIVRE UNE AVENTURE FORTE ENTRE AMIS
Le Tyt Binhüz aura été bien plus qu’un moyen de transport. Il a été un refuge, un laboratoire, un lien. Une façon de prouver qu’il existe encore des aventures qui ne s’achètent pas, qui se construisent patiemment, au gré des rencontres, des idées un peu folles et des amitiés qui n’ont pas peur du large. Et à écouter Victor, Arthur, Anouk et Raphaël, on a senti que cette histoire n’était pas juste une parenthèse mais un point de départ. Celui d’une génération de grimpeurs qui préfère les récits aux exploits, la débrouille au clinquant, l’humanité au palmarès.
Alpinistes aguerris, leur amour du granit et du vide n’a eu d’égal que leurs motivations écologiques et leur soif de vie en communauté. Le Groenland leur a offert des murs, du vent et du silence. Eux y ont laissé un peu de leur jeunesse, beaucoup d’énergie… et une certitude : ce voyage restera l’un de ceux qui dessinent une vie ! Une aventure à retrouver au Printemps prochain dans le livre de Victor Colombié « Tyt Binhüz au Groenland ». À suivre.
Texte de Candice Tupin