C’est en fredonnant ce doux refrain que Marc-Antoine Olivier, 24 ans, plonge chaque matin dans ce bassin où danse le reflet de ses ambitions. Stakhanoviste de l’entrainement, disciple de l’emblématique Philippe Lucas, le nordiste d’origine est déjà champion du monde d’eau libre (5 km).
L’eau libre, c’est cette discipline mystique qui récompense les braves capables de survoler les fonds marins avec finesse, autant dans le geste que dans la stratégie. Pourtant, libre de nager, libre de rêver, le jeune athlète espère plus. Il aspire à marquer l’histoire de son sport. Toujours plus loin, toujours plus « eau ». Car ses limites n’ont d’égal que celles de son terrain de jeu bleuté : l’horizon. L’horizon doré des Jeux Olympiques de Tokyo 2021.
Rencontre avec celui qui n’a du dauphin que la grâce, pas le classement.
CAMPING, 2H30 & ROUTINE
Il est 19h. Tu viens tout juste de reprendre sérieusement l’entrainement après deux mois loin des bassins. Les paupières sont-elles aussi lourdes que les épaules fourbues par la fatigue ?
Oui, ça y est, je retrouve peu à peu le goût de l’effort et la saveur du travail accompli qui accompagnent généralement toutes nos fins de journée. Notre piscine étant actuellement fermée, nous reprenons depuis quelques jours nos bonnes habitudes au cours d’un stage organisé pendant 1 mois dans un camping doté de toutes les infrastructures nécessaires, à côté de Montpellier. Même si j’ai maintenu une activité physique pendant le confinement, retrouver l’intensité de notre routine d’entrainement fait mal. Ça fait du bien à la tête que de retrouver ces sensations, mais ça fait mal au corps !
Justement, peux-tu nous détailler cette routine ? Depuis 2015, tu es entraîné par Philippe Lucas, coach rendu célèbre aussi bien par son palmarès que son extrême exigence. Ce stakhanovisme à l’entrainement est-il une condition indispensable pour espérer performer dans un sport comme l’eau libre ?
Oui ! Si tu veux espérer dominer cette discipline, tu sais que cela passe par un combat physique et mental au quotidien. D’autant plus lorsque tu nages avec Philippe. Tu sais que ça va être dur tous les jours. Qu’il n’y aura pas de séance plus cool qu’une autre, que ce sera toujours en intensité, que chaque entrainement exigera du dépassement de soi ! Comme en compétition.
Et si l’on revient sur cette routine d’ascète, peux-tu nous décrire la journée-type d’un nageur d’eau libre coaché par Philippe Lucas et qui vise l’or olympique ?
Attention, je concède que cela puisse faire un peu peur (sourire) ! En général, le matin, le réveil sonne à 6h pour un échauffement qui commence aux alentours de 6h50. On plonge ensuite pour notre première séance de la journée à 7h30. Celle-ci dure environ 2h30. Après le déjeuner, je m’octroie de 1 à 1h30 de sieste avant de filer pour une séance de musculation ou de course à pied de 14h30 à 15h30. Enfin, on enchaine avec notre deuxième session de natation quotidienne. À nouveau 2h30. De 15h30 à 18h. À la fin de la journée, on aura parcouru entre 16 à 19 kilomètres à la nage. Et à tout cela s’ajoutent les étirements et les massages. (Un temps) Avec le recul, je comprends pourquoi je n’ai aucun problème pour trouver le sommeil lorsque je me couche le soir, vers 21h.
Une telle assiduité à l’entrainement est impressionnante. Comment fais-tu pour t’astreindre à une telle routine ? Comment maintiens-tu chaque jour le même niveau de motivation ?
(Du tac o tac) Il y a deux raisons. La première, c’est que je me le rends bien ! Je bosse dur car je veux décrocher des titres et marquer l’Histoire de mon sport. Certes, parfois je ressens un peu de lassitude, mais personne ne m’oblige à plonger chaque matin dans le bassin. Ce choix, c’est moi qui l’ai fait et je l’assume totalement. La deuxième raison, c’est que, en fonction de mon planning de compétitions, j’arrive à me ménager des temps off tout au long de la saison durant lesquels je profite et me régénère avec pas mal de sérénité. J’ai cette faculté à couper assez facilement pour revenir encore plus motivé ensuite.
14 JUILLET, SEYCHELLES & EMBALLAGE FINAL
On imagine que ce niveau d’investissement prend sa source ailleurs que dans la seule ambition de performance. Tu dois profondément aimer ton sport. Comment s’est fait ta découverte de l’eau libre, une discipline de prime abord anonyme ?
J’ai débuté la natation à l’âge de 7 ans, à Denain, dans le Nord, en voulant imiter mon grand frère. Je suis d’ailleurs toujours licencié là-bas car ce club et ma région n’ont jamais cessé de me soutenir dans ce projet. À l’âge de 15 ans, alors que j’avais un bon niveau national sur les distances longues en bassin, notamment sur 800 et 1500 mètres, un entraineur m’a proposé de participer à une manche de Coupe de France d’eau libre sur 5 km. Pour ma première, encore adolescent, je finis 8ème à seulement 3 secondes des meilleurs.
À partir de là, j’ai pris goût à la discipline et je décide de m’aligner aux Championnats de France. Les premières sélections sous la bannière tricolore tombent et je deviens champion d’Europe junior le 14 juillet 2012.
Non, absolument pas ! Je n’ai jamais délaissé le bassin car les deux sont très complémentaires. Aujourd’hui, pour rêver de titres en eau libre, il est indispensable d’être extrêmement performant sur les distances 800 et 1500 m en bassin car la course s’emballe souvent dans les derniers instants d’un 10 km et qu’il faut donc être capable de finir très fort. La natation « classique » permet de maintenir ces qualités de vitesse nécessaires dans l’emballage final.
Peut-on parler de coup de cœur pour l’eau libre ?
Clairement, ce fût une révélation ! J’ai complètement accroché ! J’ai instantanément été conquis aussi bien par l’environnement que par les faits de course.
Qu’est-ce qui concrètement t’a plu dans cette discipline et que l’on ne retrouve pas forcément en natation ?
D’abord, le fait de concourir dans des conditions incroyables. En bassin, quel que soit le pays, la piscine reste la même. Nous, c’est à chaque fois unique et extraordinaire. En Nouvelle-Calédonie, pendant la course, on voyait à 15 m de profondeur tellement l’eau était claire ; aux Seychelles, on nageait parmi les dauphins… Ensuite, l’aspect tactique de ce sport. L’effort dure presque deux heures mais à aucun moment tu n’as le temps de t’ennuyer. Il y a toujours de l’action, beaucoup de faits de course, jamais de monotonie. Enfin, ce serait mentir que d’affirmer que la perspective de dominer la discipline ne me motive pas. En bassin, je me situe parmi les 50 meilleurs mondiaux alors qu’en eau libre, je peux devenir champion olympique. Depuis que Philippe m’entraine, en quatre années, j’ai toujours fini sur le podium de l’échéance internationale la plus importante de la saison…
Quelles sont les qualités qui fondent un champion de l’eau libre ?
Il faut être un fin stratège, pour ne pas dire un maître tacticien. En eau libre, même si tu n’es pas le plus fort physiquement, tu peux gagner en « sentant » la course, en ayant cette faculté à répondre aux imprévus, à réagir aux attaques, à anticiper les faits de course…. Le phénomène d’aspiration est si important qu’il rend la science du placement fondamentale. Tu économises beaucoup d’énergie à nager protégé au cœur du pack. Après, cette dimension stratégique s’exprime dans la mesure où tu as les qualités physiques de puissance et d’endurance pour suivre. Tu as beau être le plus grand tacticien du monde, si tu n’as pas la caisse, tu seras lâché dès la première accélération… Enfin, mentalement, ce sont des efforts longs où tu dois démontrer un seuil d’acceptation de la douleur assez élevé.
Comme tu nous le décris, on pourrait presque dresser une analogie avec le vélo !
Oui, finalement le cyclisme et l’eau libre sont assez proches ! Dans les deux cas, il s’agit de courses d’endurance qui nécessitent un volume foncier pour tenir un rythme soutenu pendant un certain temps tout en exigeant des qualités d’explosivité permettant d’avoir une carte à jouer dans le final. La comparaison avec les échecs est également valable puisque l’aspect stratégique est tel qu’il faut toujours avoir un coup d’avance sur ses adversaires, toujours avoir échafaudé en amont tout un panel de plans pour réagir rapidement et calmement à tous les faits de course…
REGARD, CAUSERIE & LAURE MANAUDOU
Peux-tu nous parler de ton rapport à l’eau ? Quelle relation as-tu avec cet élément naturel dans lequel tu passes plus de 30h par semaine à repousser les limites de ton corps ?
C’est assez simple : je sais juste que, l’eau, je me sens bien dedans ! Ce qui est plutôt paradoxal car j’en avais très peur lorsque j’ai appris à nager. Après, je ne me situe pas dans une démarche hédoniste. Je ne passe pas 30h par semaine dans l’eau pour le plaisir. Ce qui m’anime, c’est la compétition. L’entrainement c’est un moyen, la victoire une finalité ! Certains athlètes sont des champions de l’entrainement qui ont du mal à reproduire en course ce qu’ils réalisent au quotidien. Pour ma part, c’est un peu l’inverse. J’élève mon niveau le Jour J. J’arrive à me transcender. Et ça, je crois que c’est quelque chose d’assez intuitif, qui ne s’apprend pas.
Le jour de la course, dans la chambre d’appel, simplement en croisant le regard des nageurs, tu peux déterminer ceux qui sont là pour gagner et ceux qui sont juste venus participer. Moi, si tu croises mon regard, tu saurais pourquoi je suis à cet endroit précis, aujourd’hui. Car j’ai envie de marquer l’Histoire de mon sport !
Ton discours est franc et tes ambitions assumées. Travailler depuis près de 5 ans avec Philippe Lucas t’a aidé à progresser sur cet aspect mental, à avoir une plus grande confiance en toi ?
Oui, car je sais qu’au quotidien peu nombreux sont les nageurs qui s’entrainent aussi durement que nous. Le Jour J, il sait également trouver les mots pour me mobiliser, me placer dans un état d’esprit où je me sens presque invincible…
Comment est née votre collaboration ? As-tu à un moment donné redouté de l’avoir pour coach ?
Non, pas un instant car c’est moi qui suis venu le solliciter ! Je rêve depuis toujours de devenir champion olympique. Du coup, lorsqu’en 2015 cela ne se passait plus très bien avec ma structure d’alors, je me suis dit que la solution la plus logique pour atteindre mes objectifs était de choisir le meilleur pour m’y conduire. Mes parents étaient inquiets car ils venaient tout juste de lire l’autobiographie de Laure Manaudou relatant en partie la dureté de sa méthode… Mais j’étais déterminé. Je savais ce que je voulais. Au début néanmoins, cela m’a fait très bizarre. J’avais besoin de siestes de près de 3h chaque jour tellement j’étais épuisé par la charge de travail. Mais après, ton corps trouve des réponses et s’adapte…
Comment décrirais-tu la « méthode Philippe Lucas » de l’intérieur ? Est-elle différente de l’image que cet entraineur très charismatique et atypique peut dégager ?
Son crédo est simple : travailler si dur chaque jour à l’entrainement que le jour de la compétition te paraîtra facile. L’objectif est d’apprendre à dompter la douleur, à l’apprivoiser. Très concrètement, cela se traduit par un volume de nage quotidien sensiblement comparable à celui de mes concurrents, c’est à dire que nous effectuons à peu près le même kilométrage chaque jour. Par contre, toute la différence réside dans l’intensité. Avec Philippe, chaque exercice est chronométré. Toutes les séances se font à un rythme soutenu. Pourtant, malgré la dureté de ses entrainements, c’est quelqu’un de très humain qui sait te faire rigoler et trouver les mots pour te pousser dans tes retranchements. Avant ma médaille de bronze aux JO de Rio, en 2016, il m’a parlé pendant 15 minutes. Droit dans les yeux. Il a touché des leviers émotionnels forts si bien que je suis sorti de là avec un état d’esprit de conquête incroyable.
Selon toi, ta carrière serait-elle la même si vos lignes d’eau ne s’étaient pas croisées ?
Non, sans lui ma carrière n’aurait rien à voir avec celle que je mène. J’aurais peut-être fait une carrière internationale mais sans jamais décrocher de podium, j’en suis intimement convaincu.
Baptiste Chassagne