Mathéo Jacquemoud a un nom et un palmarès : il est skieur alpiniste de haut-niveau et professeur à la prestigieuse École Nationale de Ski et d’Alpinisme. Désormais, celui qui a gagné la Pierra Menta en binôme avec Kilian Jornet, défriche de nouvelles lignes. Plus vite, plus loin. Un champ des possibles vaste comme personne grâce à son formidable potentiel physiologique et sa connaissance sans pareille de la montagne. Noa Barrau, lui, est un jeune et talentueux touche-à-tout : photographe et vidéaste préparant le concours de guide, il balade ses caméras là où certains n’emmèneraient pas leur imagination.
2003 : LA GRAINE D’IDÉE
MJ : « L’idée a germé alors que j’étais encore adolescent. Certainement dès 2003, à l’âge de 13 ans, lorsque mon père m’a emmené pour la première fois en haute altitude, au Népal, à plus de 6000 m. À mes 18 ans, l’ascension du Cho Oyu, un sommet himalayen perché à 8188 m, a confirmé mon attrait pour les célèbres ‘8000’. En parallèle, ma carrière à haut-niveau en ski alpinisme a développé chez moi un esprit compétiteur, une quête de vitesse, de légèreté. Ce projet de record d’ascension d’un ‘8000’ en mode ‘fast’ se situe donc au confluent de ces deux aspirations. Dans les prémices de la réflexion, je me dirigeais plutôt vers le Gasherbrum, mais finalement, le Nanga Parbat s’est imposé de manière assez évidente. En termes de timing, il fonctionnait bien, puisqu’accessible en été, contrairement aux montagnes népalaises, sujets au risque de mousson. C’est aussi un sommet mythique, et mystique, avec des histoires fortes, uniques. Enfin – ce qui n’a rien pour me déplaire, bien au contraire – il s’agit de l’ascension qui présente le plus de dénivelé positif entre son camp de base, logé à 4200 m d’altitude, et son point culminant, à 8125 m. »
NB : « On peut affirmer que l’idée a germé l’année où je suis né, en 2003 ! (Sourire) Plus sérieusement, je me trouve actuellement dans un double projet, entre ma petite agence de production et ma préparation au concours de guide de haute-montagne. Mon terrain de jeu est le massif du Mont-Blanc, mais depuis toujours, je rêve de l’opportunité d’une première expédition en très haute-altitude. Cet été, Mathéo me l’a créée. »
30 MARS 2024 : LA PREMIÈRE RENCONTRE, DANS UNE TAVERNE
NB : « Forcément, je connaissais Mat’, pour son palmarès, sa réputation. C’est la raison pour laquelle j’ai été agréablement surpris de recevoir un message audio de sa part m’invitant à un échange, pour évoquer ‘un projet de film’. On s’est rencontré pour la première fois au BJ’S, un café cosy, bien connu des habitants de Saint-Gervais-les-Bains. Le feeling est passé, les dates ont matché. À partir de là, on s’est donné le feu vert ! »
MJ : « Comme le décrit Noa, il y a quelque chose d’intuitif qui s’est installé instantanément, et très naturellement. Cette connexion et cette confiance se révèlent primordiales à l’aube de s’aventurer sur ces montagnes où l’erreur n’est pas permise. »
il s’agit de l’ascension qui présente le plus de dénivelé positif entre son camp de base, logé à 4200 m d’altitude, et son point culminant, à 8125 m.
2 MAI 2024 : LA SEMAINE FONDATRICE
MJ : « On s’apprêtait à passer un mois tous les deux, loin de tout, au Pakistan. J’ai désormais l’expérience suffisante pour savoir qu’une expédition qui se passe bien, c’est une expédition où il existe une alchimie, une complicité, dans la cordée. Tout l’enjeu du printemps était donc de construire cet esprit d’équipe : grimper ensemble, passer des heures en montagne tous les deux, pour apprendre à se connaitre. Le point d’orgue de cet édifice, c’est la semaine que nous avons passée chez mes parents, à Luce-la-Croix-Haute, un petit village à la frontière de la Drôme et des Hautes-Alpes. Nous faisions 3-4h de ski le matin, et la même chose en escalade, en falaise, l’après-midi. Nous avons conclu cette semaine d’entraînement par une ligne raide et esthétique, la face Nord du couloir de l’Olan, avec les copains Vivian Bruchez et Aurélien Lardy. Une fois celle-ci cochée, nous avions acquis la conviction d’être prêts en termes de cohésion. »
NB : « Pour réaliser ce genre de film, il y a une véritable dimension physique et technique. C’est un vrai défi que de suivre des athlètes de la trempe de Mathéo en haute-montagne. Je savais qu’il me fallait être ultra-consciencieux et professionnel sur l’avant’. J’ai donc essayé de me préparer comme un athlète de haut-niveau se prépare pour une échéance qui lui tient à cœur. J’avais effectué un bel hiver sur les skis. Je savais que ma base foncière était bonne. Au-delà de l’entraînement avec Mathéo, j’ai également passé pas mal de temps en tente hypoxique, avec un véritable protocole, pour acclimater mon corps à la très haute altitude. Cela nous a fait gagner du temps, car dès notre arrivée, je me suis senti relativement à l’aise au camp de base, à 4200 m. Si la préparation physique s’est parfaitement déroulée, la préparation logistique, elle, fut beaucoup plus éreintante. Pour tous les deux, c’était la première fois que l’on organisait un projet d’une telle ampleur : on l’a senti passé ! »
8 JUIN 2024 : LE DÉPART,
COMME UN SOULAGEMENT
NB : « Nous sommes partis le 8 juin. Ce départ fut vécu comme un véritable soulagement car la construction et l’organisation de cette aventure sont devenues un métier à temps plein. Nous avons été sous pression jusqu’au bout. Qu’il s’agisse du matériel à prévoir, entre les vêtements techniques, les caméras, les tentes, la nourriture lyophilisée ; mais aussi le budget à boucler, car c’est un projet dont le coût global s’élève à près de 25 000 euros, entre les transports, l’agence sur place, les ‘tips’ pour les locaux ainsi que quelques dépenses non prévues à droite à gauche... J’ai vraiment considéré le départ comme l’aboutissement d’un long chemin de croix. J’étais heureux, excité, enthousiaste. Je suis encore jeune, donc forcément, mes parents étaient assez anxieux quant à cette première expédition, mais me savoir en compagnie de Mathéo les rendaient sereins. »
MJ : « Tout comme Noa, j’ai embrassé le départ comme un immense soulagement. L’énergie investie depuis des mois se concrétisait enfin. Nous pouvions laisser la logistique derrière nous et passer à la partie que nous préférions : la montagne. La seule chose très difficile fut de laisser ma petite fille de 3 ans. J’avais réalisé en amont une vingtaine de petites vidéos à l’Aiguille du Midi en lui faisant croire qu’elles étaient tournées au Nanga Parbat. Je lui avais aussi confectionné un grand dessin explicatif pour imager notre projet. Enfin, nous disposions sur place du téléphone satellite, qui se veut génial si tu es dans un bon ‘mood’, mais qui peut aussi te faire sentir encore plus mal et plus loin de tout si tu n’es pas dans un bon jour. Il faut savoir l’utiliser à bon escient, au bon moment. »
Depuis toujours, je rêve de l’opportunité d’une première expédition en très haute-altitude. Cet été, Mathéo me l’a créée.
13 JUIN 2024 : LES PREMIERS PAS AU PAKISTAN
NB : « Le projet a failli s’arrêter avant même de commencer au sens où, si au Népal, tu peux payer l’agence sur place et par carte, au Pakistan, il faut prévoir en avance. Après avoir été à deux doigts de rentrer à la maison, nous avons quitté Islamabad, la capitale, où il faisait 45 degrés, en voiture, et emprunter une route absolument magnifique qui traversait tout le pays. Après cette approche en 4x4, nous attendaient 2 journées de marche pour atteindre le camp de base. Un trek qui t’amène de 1600 m à 4200 m d’altitude, au cœur de terres particulièrement reculées. Une fois installés au camp de base, nous étions vraiment heureux d’être là et super optimistes quant à la réussite de la tentative. »
MJ : « Au Pakistan, il est obligatoire d’avoir toujours quelqu’un avec soi : un officier de liaison, un guide de trek... C’est la raison pour laquelle nous sommes passés par une agence, qui nous met à disposition un cuisinier et un aide de camp. Nous ne nous sommes jamais sentis en insécurité, en revanche, tu comprends qu’il ne faut pas s’aventurer à certains endroits, que tu n’es pas libre d’aller et venir où bon te semble. Contrairement au Népal, nous avons croisé très peu de monde sur les sentiers. La culture de la montagne n’est pas encore développée. C’est un business naissant, mais encore très embryonnaire. Les habitants des villages par lesquels nous sommes passés ne croisent jamais d’occidentaux, ou de façon très épisodique, sur un mois de l’année. »
C’est un record de vitesse sans oxygène : il est donc nécessaire que la voie soit équipée pour que Mathéo puisse le tenter.
14 JUIN 2024 : APPRIVOISER LE NANGA PARBAT
MJ : « Très vite, nous décidons de partir à la découverte du Nanga Parbat. Les ‘8000’, ce sont de gros morceaux. Il faut les pratiquer pour les démystifier. Nous prenons vite confiance : certes, la face est raide, mais ne comporte pas de risques objectifs importants. Nous sommes assez sereins quant au fait de ne pas trop s’exposer, contrairement à d’autres ‘8000’ où tu passes beaucoup de temps sous des séracs. Rapidement, nous prenons aussi conscience que la montagne est très peu équipée. L’agence désignée pour ‘fixer’ la voie normale cette saison-là n’est pas allée au-delà de 7100 m d’altitude. »
NB : « Sur ces premiers jours, la météo n’est certes pas stable, mais plutôt correcte. Nous réussissons à grimper jusqu’au ‘Camp 2’, à 6200m, et y passons 2 nuits pour s’acclimater. Malheureusement, petit à petit, notre optimisme initial s’égrène. Nous comprenons que la faisabilité du projet va dépendre de la bonne volonté des sherpas mandatés pour sécuriser la voie. C’est un record de vitesse sans oxygène : il est donc nécessaire que la voie soit équipée pour que Mathéo puisse le tenter. »
25 JUIN 2024 : LAISSER PASSER L’ORAGE
MJ : « La météo se révèle exceptionnellement exécrable pour la période, avec de la neige, de la grêle, du vent, des orages... Du coup, nous expérimentons ces fameuses journées d’attente, celles durant lesquelles tu ne fais absolument rien. Tu te lèves le matin, tu petit-déjeunes avec les autres, tu discutes un peu, tu retournes dans ta tente jusqu’au déjeuner, tu regardes un film, tu lis, tu fais un peu d’exercice, puis vient l’heure du dîner. Tu as l’impression de ne faire que manger et dormir. Lorsque cela dure une semaine, c’est plutôt agréable : c’est le seul moment de l’année où le temps ralentit de la sorte. Lorsque c’est plus long en revanche, tu commences vraiment à ronger ton frein. La frustration s’accentue peu à peu. À ce moment-là, nous ne comprenons pas l’inertie qui règne au camp de base. Les sherpas ne sont pas pressés d’équiper la voie puisqu’il n’y a que très peu de clients à emmener, et donc peu de business à se faire. »
NB : « Personnellement, je n’avais pas emmené de livre : je suis ‘un 2003’, donc je n’ai pas appris à lire ! (Sourire) Plus sérieusement, sur la réalisation du film, je me mets à ce moment-là en tête que l’on ne pourra certainement pas compter sur le record. Je transforme ce constat opportunité. Je sais que j’ai des images absolument magnifiques de l’endroit, nous avons pu décoller en parapente, nous avons réalisé un secours lors de notre première nuit au ‘Camp 2’... J’ai alors la volonté d’axer le film autour de la personnalité de Mathéo, sur sa préparation, son histoire de vie, sa détermination à réaliser ce record sans oxygène. »
1er JUILLET 2024 : UN COUP D’ÉPÉE DANS L’EAU
NB : « Fin juin, nous assistons à une situation atypique. Une fenêtre météo de 3 jours de beau temps consécutifs se dessine, suivie d’une fenêtre de mauvais temps. Les sherpas préfèrent la laisser passer, en espérant un nouveau créneau potentiel, plus long et plus favorable encore. Nous essayons de monter une équipe au camp de base, mais en raison des aspirations de chacun, il est difficile de se mettre d’accord sur un ‘summit push’ simultané. Ce qui se comprend totalement. Là-haut, il est fondamental de respecter les décisions de chacun. Nous décidons de tenter quand même, sans se voiler la face : nos chances de réussite sont plutôt faibles. Arrivés à 7100 m d’altitude, l’équipement s’arrête. Mathéo continue de grimper. Il atteint 7300 m. Je me trouve 700 m en dessous et je sais que, si un problème survient, il me faudra au moins 3h pour le rejoindre. Les conditions sont parfaites – il fait grand beau, il n’y a pas de vent – mais nous voilà obligés de renoncer. »
MJ : « Je réattaque mon métier de guide le 14 juillet. Notre retour est prévu le 10, et je ne veux pas le repousser car je souhaite passer du temps avec ma fille entre les 2. C’est la raison pour laquelle nous faisons cette tentative, conscient qu’il s’agit d’un coup d’épée dans l’eau. Même aujourd’hui, c’est extrêmement compliqué à digérer. La frustration est énorme. J’ai l’impression de ne pas avoir eu ma chance, comme un sportif qui se sent dans de bonnes dispositions mais à qui on interdit de prendre le départ de la course. Ce n’est pas un échec, car nous avons énormément appris et grandi, tous les deux, chacun individuellement, mais ensemble également. Cependant, nous avons retenu la leçon : à l’avenir, pour un projet de record sur un ‘8000’, il faut venir avec une équipe suffisamment conséquente pour ne pas être dépendants des sherpas. »
FIN NOVEMBRE 2024 : LA SORTIE DU FILM
NB : « Même si le record n’a pas pu être réalisé, j’ai la conviction d’avoir une matière exceptionnelle dans mes cartes mémoires. J’ai des images rares et magnifiques du Pakistan, mais j’ai surtout envie de raconter qui est Mathéo. J’ai passé tellement de temps avec lui ces derniers mois que je pense désormais le connaître et j’ai le souhait de montrer toute la texture du personnage, toutes les facettes de sa personnalité. Certes, Mathéo a un potentiel physiologique exceptionnel ; certes, c’est un compétiteur animé par un profond désir de réussir, qui peut même parfois virer à l’obsession ; certes, c’est un hyperactif qui a développé un rapport viscéral avec le sport ; mais c’est avant tout un homme habité par une passion extrêmement pure pour la montagne, avec la volonté de transmettre. »
MJ : « Mes proches me disent que je suis un taiseux : je vais donc rester fidèle à ma réputation (rires). Je dirais juste que ce projet m’a ouvert les yeux, que j’y ai pris un énorme plaisir, que j’ai accumulé un peu de frustration, et que par conséquent, ce n’est pas la dernière aventure de ce genre (clin d’œil) ! »
Texte de Baptiste Chassagne