Matthias affine son rapport au risque et renoue progressivement avec la haute-montagne

2013 : L’accident fondateur
Le 27 mars 2013 marque un tournant dans la vie de Matthias Giraud. Lors d’un saut depuis la Pointe d’Areu, dans les Aravis, le vent le projette violemment contre la falaise à quatre reprises. Inconscient, il chute sur 1 500 mètres avant de s’écraser dans un arbre. Le bilan est lourd : hémorragie cérébrale, triple fracture du fémur, un an et demi de rééducation et des séquelles durables sur la parole. Trois semaines plus tard, il devient père pour la première fois. Un nouveau rôle qui aurait pu l’éloigner définitivement du ski-base jump. Mais dès 2014, il reprend la pratique.
2014 – 2019 : Reconstruction et résilience
Après une longue période d’introspection, d’entraînement et de préparation, Matthias retrouve peu à peu le chemin de la haute montagne. De Megève aux Aiguilles Croches, il affine son rapport au risque et réapprend à dialoguer avec le vide. Ces années de reconstruction forgent une pratique plus lucide, plus technique, mais aussi plus en accord avec ses valeurs profondes.
2019 : Le grand retour
Retour à la Pointe d’Areu, puis au sommet du Mont-Blanc, il signe un exploit inédit : le premier ski base jump depuis le toit de l’Europe, établissant ainsi un record du monde. « Un saut d’acceptation de mes actions et de mon rôle de père », confie-t-il.

2022 – Le premier saut depuis l’Aiguille du Goûter
Le 11 juin 2022, Matthias réalise une première mondiale : le ski-base jump depuis l’Aiguille du Goûter. À 4 304 m, il dévale un sérac de 80 m avant de se projeter dans le vide à 4 000 m, parachute ouvert, planant entre l’Aiguille du Goûter et l’Aiguille de Bionnassay. Un projet qu’il portait depuis plus de dix ans, le temps que toutes les conditions météo et glaciaires soient réunies. Le parachute s’ouvre, et c’est un mélange de soulagement, de fierté et de gratitude qui l’emporte. « Une poche d’air calme m’a permis d’ouvrir mon parachute en sécurité. » Ce saut, il le vit comme un retour aux sources : « J’ai grandi en skiant face au Mont-Blanc. Réaliser une telle première ici est un immense bonheur »
2023 – L’Aiguille Blanche de Peuterey : l’apogée
Le 6 juin 2023, à 8 h 30, accompagné de ses amis guides Alex, Kevin et des cadreurs Stef et Lucas, Matthias s’élance de la face nord de l’Aiguille Blanche de Peuterey. Sous une neige légère reposant sur de la glace dure, il évolue sur une pente à 50 degrés : « La face la plus technique que je n’ai jamais skiée en ski-base jump », confie-t-il. Ce saut marque pour lui l’aboutissement d’années de préparation. « C’est l’apogée de ma carrière, et un nouveau chapitre dans ma manière d’aborder la discipline. »
2024 – Mont Blanc du Tacul : un rêve de neuf ans, une réparation
Le 4 juin 2024, Matthias ouvre une nouvelle page avec le premier ski-base jump depuis le Triangle du Tacul. Après un repérage en 2015 et une tentative avortée en 2021, son rêve de neuf ans devient réalité. Malgré une neige lourde et le brouillard, il parvient à franchir la dernière crevasse, puis se jette au-dessus d’une corniche de glace. Son parachute se déploie parfaitement et il atterrit au Col du Midi, salué par les alpinistes présents. Ce saut, il le dédie à son ami Tof Henry, disparu en 2023, avec qui il rêvait de tracer cette ligne…
C'est l'apogée de ma carrière, et un nouveau chapitre dans ma manière d'aborder la discipline
Inner Journey - le film
Inner Journey retrace ce parcours hors norme : des débuts spectaculaires et médiatisés de Matthias Giraud, jusqu’aux sommets techniques et symboliques des dernières années. Mais le film ne se contente pas de montrer des exploits. Il met en lumière l’homme derrière l’athlète, marqué par la douleur, la reconstruction et une quête intérieure de sens.

La peur et la fragilité font autant partie du récit que l'exploit
La réalisation : Stefan Laude et Lucas Hoarau
Rencontre avec Stefan Laude
Qu’est-ce qui t’a donné envie de raconter l’histoire de Matthias Giraud à travers Inner Journey ?
Je suis Matthias depuis plus de 15 ans. Au départ, on ne se connaissait pas vraiment, mais on s’est rencontrés lors d’une session à Megève. J’étais en speed riding, il y a eu cette avalanche, il m’a mis une GoPro sur la tête, et tout ça nous a liés. Au fil des années, on a commencé à expérimenter la vidéo ensemble. Après plus de dix ans de ski-base jump, de voyages, d’heures de rushs, l’idée d’un film a germé naturellement. On s’est dit : Peut-être qu’un jour, il faudrait raconter cette histoire. Le projet est né comme ça !
Le film va bien au-delà des images spectaculaires. Comment as-tu trouvé l’équilibre entre la dimension sportive et la dimension intime du récit ?
Filmer Matthias, c’est accepter de ne jamais savoir exactement ce qui va se passer. Ce qui m’a fasciné, c’est de montrer l’engagement total, mais aussi tout ce qui précède la performance : l’entraînement, le mental, la préparation. Il y a un avant et un après dans chaque saut. Je me souviens d’un jour où le vent s’est levé. Matthias voulait continuer, malgré le danger évident. À cet instant, j’ai pris conscience de ce qu’il faisait pour son art, pour lui, et pas seulement pour la caméra. Montrer cette tension, ce choix entre prudence et engagement, c’est ce qui donne toute la profondeur humaine au film.
Quels choix de mise en scène ou de narration as-tu faits pour traduire la part invisible – la douleur, la reconstruction, les doutes – derrière la performance ?
On a alterné images d’action, moments intimes, témoignages et quelques archives. Le montage cherche à montrer la progression de Matthias, son évolution en tant qu’athlète mais surtout en tant qu’homme confronté à ses limites. L’accident est traité avec respect : on a privilégié son témoignage et l’instant vécu plutôt qu’une reconstitution sensationnaliste.
Le ski-base jump est probablement l’une des pratiques les plus extrêmes et dangereuses qui soient. Comment as-tu abordé, en tant que réalisateur, la question du risque sans tomber dans la fascination du spectaculaire ?
L’objectif n’était pas de glorifier le danger. On a essayé de montrer le rapport au risque de manière réaliste : la préparation, le calcul, les moments d’hésitation. Il s’agit de respect, de maîtrise et parfois de refus. La peur et la fragilité font autant partie du récit que l’exploit.
As-tu ressenti de la peur ou du vertige lors des tournages ?
Bien sûr. Filmer d’aussi près des sauts, souvent suspendu à une corde ou perché sur un rocher, demande une maîtrise totale. Mais il y a aussi un équilibre étrange : dans ce vertige, tu respires, tu es pleinement concentré, tu vis chaque instant avec intensité.
Selon toi, que révèle le parcours de Matthias sur la manière dont les sportifs de l’extrême redéfinissent leur rapport à la vie et à la mort ?
Matthias a un rapport très particulier à la vie. Il connaît la peur, mais il sait écouter son instinct et poser ses limites. Son parcours montre que la résilience, la lucidité et l’humilité sont des qualités dans lesquelles on peut progresser. Derrière l’athlète, il y a un homme conscient de la fragilité de son existence.

Je veux que le public ressente cette rencontre entre performance et humanité
Au-delà de l’exploit, qu’as-tu retenu de Matthias comme homme, dans sa façon d’habiter le risque, la fragilité et la résilience ?
Son engagement total et sa capacité à respirer dans l’extrême m’impressionnent.
Le film porte aussi un regard sur la montagne elle-même. Quelle image voulais-tu transmettre du massif du Mont-Blanc et des Alpes ?
La montagne est à la fois un terrain de jeu, un miroir de soi et un espace de contemplation. On voulait montrer sa beauté, sa dangerosité, et la manière dont elle façonne ceux qui la fréquentent.
En tant que réalisateur, qu’aimerais-tu que le spectateur retienne en sortant de la projection ?
Que ce soit la beauté des images, l’exploit sportif ou la quête intérieure, je veux que le public ressente cette rencontre entre performance et humanité. Montrer qu’il y a une autre image de ce sport, loin des clichés d’adrénaline et de sensationnalisme.
Enfin, dirais-tu qu’Inner Journey est un film sur le ski-base jump… ou avant tout un film sur la vie et la résilience ?
C’est avant tout un film sur la résilience, même si le ski-base jump reste au cœur du récit. C’est l’histoire d’un homme confronté à ses limites, et à son désir de vivre pleinement.

Parfois, la vraie victoire n'est pas de s'élancer, mais de savoir renoncer
Rencontre avec Mathias Giraud, alias Super Frenchie

Le 27 mars 2013, tout a basculé pour toi dans les Aravis. Que reste-t-il aujourd’hui de ce jour si marquant ?
C’était une épreuve qui a profondément marqué ma vie. J’ai gardé des souvenirs très nets, comme si mon corps avait imprimé chaque seconde. Cette chute a été l’une des périodes les plus dures que j’ai traversées : physiquement avec les semaines d’hôpital, mentalement avec la perte d’amis proches — il y avait comme une série noire autour de moi à ce moment-là. En parallèle, ma carrière décollait. J’avais cette passion dévorante pour le BASE jump et le ski de pente raide, plus qu’un sport, une philosophie de vie. Et soudain, tout s’est arrêté. Cet accident, combiné au suicide de ma sœur, m’a obligé à réfléchir en profondeur au sens de mon engagement. J’ai compris que ce n’était pas seulement un défi physique, mais aussi une quête mentale et émotionnelle.
J'ai compris que ce n'était pas seulement un défi physique, mais aussi une quête mentale et émotionnelle
Quand tu t’es réveillé après plusieurs jours, quelle a été ta première pensée ?
Je me souviens avoir repris conscience comme en sursaut, assis sur mon lit d’hôpital, en criant. J’étais encore en train de me battre intérieurement, comme si j’étais toujours accroché à la montagne. Ce moment m’a fait comprendre que la vie ne tenait qu’à un fil — et que j’avais la chance d’être encore là.
Qu’as-tu découvert sur toi-même durant cette rééducation ?
Que la fragilité pouvait être une force. J’ai dû accepter mes limites, comprendre la valeur de chaque étape. Cela a consolidé ma vision : le sport n’est pas qu’une performance physique, c’est un équilibre entre le corps, l’esprit et l’émotionnel.
Entre 2014 et 2021, ta pratique a évolué. Comment as-tu redéfini ton rapport au risque ?
Je suis passé d’une quête de dépassement constant à une recherche de sens. Désormais, l’objectif n’est plus de sauter pour être « hardcore », mais de le faire avec le plus de sérénité possible, en étant posé, avec maîtrise. Les montagnes sont plus fortes que nous : il faut s’adapter à elles, accepter leur part d’imprévisible.
Tes grandes premières dans le massif du Mont-Blanc (le sommet du Mt Blanc en 2019, Aiguille du Goûter en 2022, Aiguille Blanche de Peuterey en 2023, Mont Blanc du Tacul en 2024) semblent être autant des défis techniques que des accomplissements symboliques. Lequel t’a le plus marqué ?
Chaque saut a sa charge émotionnelle, mais celui du Tacul, a une valeur particulière. L’amitié, la mémoire de ceux qui ne sont plus là il a un goût particulier ! On est tous reliés par un fil invisible, comme une cordée qui ne se rompt jamais.

Je suis passé d'une quête de dépassement constant à une recherche de sens
Ton fils grandit avec ton parcours. Qu’aimerais-tu qu’il retienne de toi ?
Je voudrais qu’il retienne que les rêves valent la peine d’être vécus, même si le chemin est semé d’embûches. Être père ne m’a pas rendu plus prudent, mais plus attentif au sens de ce que je fais.
Y a-t-il eu des moments où tu as songé à tout arrêter ?
Oui, bien sûr… ! mais ça n’a pas duré très longtemps ! (rire) Peut-être deux jours, à l’hôpital. Le temps que mes idées se remettent en place. Très vite, il n’a plus été question d’arrêter, mais plutôt de repenser ma pratique, de l’aborder différemment, surtout sur le plan mental.
Après ton accident, ton rapport au renoncement a-t-il changé ? Est-ce devenu plus facile, plus acceptable de faire demi-tour ?
Avant, quand je partais sauter, j’évaluais à 80 % mes chances d’y aller et seulement 20 % celles de faire demi-tour. Aujourd’hui, c’est devenu presque du 50/50. J’ai appris à écouter les signaux, à être attentif à ce que la montagne me dit. La passion est toujours là, mais je lui donne désormais un cadre plus pragmatique : parfois, la vraie victoire n’est pas de s’élancer, mais de savoir renoncer.

Que voudrais-tu que le spectateur retienne en sortant de la projection ?
J’aimerais que chacun ressente que la vie prend tout son sens lorsqu’on accepte sa propre fragilité. Le BASE jump et le ski m’ont appris à vivre, à trouver ma place. Ce film, c’est une manière de partager cela : transmettre une passion, rester honnête envers soi-même et les autres, et rappeler que chaque instant, même éphémère, peut être magique.
Avec Inner Journey, Matthias Giraud ne nous montre pas seulement la maîtrise d’un sport extrême, mais la manière dont chaque saut devient un miroir de soi-même. Entre peur et liberté, fragilité et courage, le film illustre que la vraie aventure ne se mesure pas seulement à l’altitude ou à l’adrénaline, mais à notre capacité à affronter nos limites, à renaître après une chute et à vivre pleinement ses passions !
Inner Journey
- Réalisateur : Stefan Laude & Lucas Hoarau
- Production : Fresh Influence & Black Yak
- Durée : 16 minutes