Plus d'une semaine à braver le Yukon, ce territoire montagneux au nord-ouest du Canada où règne un froid flirtant avec les -50°C. Là-bas, la Yukon Arctic Ultra est une course extrême hors catégorie. “Aucun détail ne doit être négligé au péril de sa vie”, confessait Thierry Corbarieu, premier français à vaincre le désert blanc. Six ans plus tard, un autre tricolore a livré une performance hors norme sur 608 km : Guillaume Grima, ancien chasseur alpin de 27 ans, quasi inconnu du grand public. Sans coach ni sponsors, le serveur-barman fait partie des six finishers 2025, deuxième, à quatre heures de son idole Mathieu Blanchard. Aujourd’hui, il revient sur cette épreuve polaire qui l’a mené des Alpes françaises aux étendues glacées du Canada.
On est dans l’inconfort permanent, on a juste envie d’en finir

C’est tout sourire, malgré des “genoux qui ont pris 80 ans en une semaine”, que Guillaume Grima apparaît à l’écran. “Pas super facile” de redescendre après une telle performance. Depuis le Yukon, loin de son Aix-en-Provence natal, il revient petit à petit sur “Terre”.
En RDI — Récupération à Durée Indéterminée —, le Français s’est prêté avec minutie à l’interview, exercice inédit pour lui. Loin des projecteurs, il a grandi dans la vallée de l’Ubaye, à Barcelonnette. Enfant hyperactif, toujours dehors, Guillaume suit un cursus sport-études en montagne : escalade, VTT, ski alpin et de fond, course d’orientation. Le trail entre vite dans sa vie. À 16 ans, il court son premier 11 km avec sa mère. Il ne s’arrêtera plus.
De l’armée au Yukon, un chemin atypique
Avant d’en faire son quotidien, c’est vers l’armée qu’il se tourne. À 18 ans, Guillaume intègre le 27e bataillon des chasseurs alpins d’Annecy, où il sert 5 ans. Une expérience qui forge autant son corps que son mental : “J’y suis entré enfant, j’en suis ressorti adulte. J’ai pris dix ans de maturité. Ça m’a appris l’autonomie, l’esprit d’équipe, mais surtout la rusticité.”
Après son engagement militaire, il enchaîne les saisons en hôtellerie. Mais un autre appel se fait sentir : celui du Grand Nord. En 2022, il part au Canada pour devenir musher, conducteur de chiens de traîneau. “Au Yukon, c’est presque leur sport national. Je savais que ça allait me plaire”. Une immersion totale dans le froid et l’isolement, qui le mène un an plus tard à la Yukon Arctic Ultra. Dans un “élan de curiosité”, il s’inscrit sur le 150 km. Résultat : 2e en 28 heures. Des hallucinations en prime. Suffisant pour lui donner envie d’aller plus loin.
Yukon Arctic Ultra : Plongée dans l’enfer blanc
En février 2024, Guillaume Grima s’attaque au long format : 608 km en autonomie complète, sur un tracé inédit et dans des conditions dantesques.
“Les températures moyennes oscillaient entre -32 et -34°C. -48°C la nuit. L’enfer glacé. C’est vraiment très dur. Il y a peu de portions plates, quand ça monte pas ça descend, et inversement. Certaines côtes sont si abruptes qu’être endurant ça ne suffit pas.” Qu’importe s’il faut tracter une pulka de 25 kg, cette luge chargée de matériel. “Je trouve ça vachement ludique”, s’amuse le musher. ”Quand j’ai découvert ça il y a deux ans, je mettais une bûche dedans pour simuler le poids”.
C’est vraiment l’expression dormir en marchant

Pourtant, l’effort ne laisse aucun répit. À l'arrivée, sa montre affiche 11 500 mètres de dénivelé, 4 000 de plus que l'estimation des organisateurs.
Dès le premier jour, le ton est donné. Le thermomètre chute sous les -30°C. 21 athlètes abandonnent — soit la moitié des concurrents — victimes d’hypothermie et d’engelures. Et ce dès le premier checkpoint. “Une grosse surprise” pour les organisateurs, une “piqûre de rappel” pour les survivants. Car ici, le mot survie prend tout son sens. Tirer une pulka, gérer le ravitaillement, le sommeil, le froid : chaque détail compte, car la moindre faille peut être fatale. Guillaume avance, méthodique, alternant marche et course. Son entraînement minutieux porte ses fruits : 1 538 km accumulés depuis octobre, dont la moitié en tirant sa pulka bricolée à un harnais de canicross. Côté mental, le serveur admet ne pas s’être attardé. Seule la visualisation fut intégrée à son programme. “Chute brutale des températures, casse de matériels… Je me préparais à un inconfort permanent. Une fois par semaine, je dormais dans le jardin. Je répétais les mouvements pour être efficace le jour J. L’idée c’est de débloquer des automatismes, une routine.” Il a également pu échanger avec Mathieu Blanchard avant la course. Nutrition, conditions, matériel. “Pour l’amateur que je suis, c’était vraiment exceptionnel.”
Lacs, forêts, montagnes... Voir les sommets se dessiner autour, c'était dingue.

Solitude, nature, sauvage
Malgré tous les scénarios envisagés, l’inconnu est omniprésent. Le musher a choisi de ne pas repérer le tracé, pour garder la “surprise”. Le regard fixé au sol sur près de 600 km, il faut parfois “se forcer à lever la tête. Les paysages changent beaucoup. Lac, forêts, montagnes… Voir les sommets se dessiner autour, c’était dingue.” Dans ce désert blanc, l’ouïe prend alors le relais sur la vue. Peu de sons, si ce n’est le crissement continu de la pulka et le bruit étouffé des pas. Une bulle sonore qui rythme l’avancée. “J’avais pris de la musique, mais je n’ai commencé à en écouter qu’au cinquième jour. Ici, tout est calme. Il n’y a que toi, ton effort et la nature.”
Dans cet enfer glacé, la solitude est un défi aussi rude que le froid : “L’année dernière, ça m’avait surpris, j’en avais presque souffert. Cette fois, j’y étais préparé. Les checkpoints sont espacés de 40 à 80 km, ça veut dire des heures et des heures, jours et nuits, seul. Mais tout est temporaire. L’effort, la fatigue, la solitude… Tout finit par s'arrêter. Il suffit d’avancer. ”Guillaume a fait le choix de s’isoler du monde extérieur, muni d’un téléphone satellite. Une nouvelle façon d’appréhender le temps. ”Le cycle jour-nuit n’existe plus. On ne va pas au lit à 22 heures, pas d’alarme à 6 heures, plus de repas à midi. On donne au corps ce dont il a besoin, sur le moment, sans regarder la montre. C’est un retour à notre côté sauvage. Une vie très simple, primitive, sans problème extérieur. Centrée sur l’essentiel.”
Le cycle jour-nuit n’existe plus. On donne au corps ce dont il a besoin. C’est un retour à notre côté sauvage. Une vie très simple, primitive.
Bascule dans l’extrême : La nuit à - 48°C
“L’inconfort est permanent, on a juste envie d’en finir.” L’avant-dernière nuit est la plus terrible. Le thermomètre plonge à -48°C le long d’une rivière. S’arrêter dormir n’est pas une option car “l'hypothermie peut arriver très vite. On ne pense plus qu’à survivre. On avance, on avance, on avance. Il n’y a pas d’autre choix.”
Alors l’Ubayen bascule en mode pilote automatique. Les yeux clos, il ne les rouvre qu’une demi-seconde toutes les dix foulées pour ajuster sa trajectoire. Une technique apprise chez les chasseurs alpins. “C’est vraiment l’expression dormir en marchant”. À bout de forces après deux micro-siestes de 30 minutes, il croise sous les aurores boréales Philip Cowell, un autre concurrent. “Un colosse d’1m90, tu peux pas le rater. On s’est pris dans les bras. Un peu de chaleur humaine dans cette nuit glaciale, c’était fort.”
Quelques kilomètres plus loin, il trouve un feu laissé par le Britannique. “Il y avait cette odeur de fumée. Je me suis demandé si ce n’était pas mon cerveau qui débloquait parce qu’il voulait manger ! (rire).” Guillaume rallume les braises, prend quelques instants pour reprendre des forces autour d’un repas lyophilisé. Enfin autre chose que des barres, des pâtes de fruits et des gels. Puis, il repart. Il n’a jamais abandonné un ultra, et ce n’est pas cette nuit qui le fera plier. “Tant que je peux marcher, je n’ai pas de raison d’arrêter.”
Tant que je peux marcher, je n’ai pas de raison d’arrêter

L’Iditarod, toujours plus loin
Après plus de 600 km d’effort, Guillaume Grima franchit la ligne. 8 jours, 2 heures et 24 minutes. 5 kilos en moins. Son exploit lui vaut une reconnaissance soudaine : de 700 abonnés, il passe à presque 15 000 sur Instagram. Lui qui court sans sponsors, a prouvé à tous, mais surtout à lui-même, que tout est possible. “Je n'avais jamais parcouru une telle distance. Certains ne le font jamais dans leur vie. La Yukon m’apprend que j’en suis capable. Que physiquement, je peux marcher 80 km avec une pulka, dans des conditions difficiles. Mentalement, ça me challenge. Je me suis entraîné pour ça, je l’ai voulu et je l’ai fait. C’était une étape”. Une étape à 10 000 €. Un investissement colossal pour ce serveur qui vit sur ses économies. “Ça s'inscrit dans le long terme, pas seulement dans cette course. Certains vont mettre cet argent dans un projet ou un rêve. Moi c’est l'Iditarod 1600 en 2027.”
Car l’ancien chasseur alpin ne va pas s’arrêter là. L’objectif est autre. Titanesque. “L'Iditarod Trail 350 sera le dernier palier avant le format 1600 km. C’est l’UTMB des courses polaires. Le Graal”, se projette Guillaume, sourire en coin. Une traversée de l’Alaska du sud-est jusqu’au nord-ouest. L'apogée de tous les ultra-marathons d'hiver. “C’est celle-là que je veux terminer. Il n’y en a pas de plus longue, de plus dure… C’est le boss final des courses polaires”. Et s’il faut “courir de table en table pour financer” son rêve, il le fera. Jusqu’en Alaska.