Entre ciel et granit, les notes de Bach résonnent dans l’air glacé de la haute altitude. Arthur Poindefert, violoncelliste et alpiniste, signe une performance inédite : jouer au sommet du Gendarme des Cosmiques après avoir enchaîné Digital Crack, un 8a emblématique perché à plus de 3700 mètres. Un projet hybride, à la croisée de l’art et de l’engagement physique, qui rend hommage à la légendaire cordée formée par Maurice Baquet et Gaston Rébuffat. Rencontre avec un virtuose.
Tout d’abord, comment as-tu eu l’idée de ce projet fou ?
Mes parents sont musiciens professionnels, donc j’ai baigné très tôt dans la musique. J’en ai fait beaucoup quand j’étais petit. Puis, au lycée, je suis entré en sport-étude pour me consacrer à la pratique sportive de haut niveau. Mais la musique, même si je l’ai mise un peu de côté, est toujours restée quelque part en moi. Au début, je ne pensais pas concrétiser ce projet tout de suite. Il sortait vraiment de l’ordinaire, et quand je suis arrivé à Chamonix, je n’avais pas spécialement envie de me faire remarquer. Mon but, c’était d’abord de faire mes armes, discrètement, en alpinisme et en escalade.
Mais une fois bien intégré dans le milieu chamoniard, cette idée que je portais depuis longtemps a commencé à mûrir. Je n’avais pas encore le lieu ni la forme précise, mais ça revenait souvent dans mes pensées. Mes parents, eux, m’encourageaient à aller au bout : ils voyaient ça comme une manière d’exprimer ma singularité. Et c’est vrai : je viens du monde de la musique, et aujourd’hui je me construis dans celui de la montagne. Lier ces deux univers — mes deux passions — avait du sens. Il y a un an, j’ai enfin trouvé le bon lieu, Digital Crack, et là tout s’est enclenché. Le projet m’a tout de suite parlé, à la fois sur le plan musical et sur le plan sportif. Il représentait vraiment à la fois mon passé de musicien amateur, et mon présent d’alpiniste en formation pour devenir guide. Donc voilà, j'ai trouvé la bonne voie, après j'ai trouvé des copains qui étaient motivés pour m'accompagner, et voilà !

Comment as-tu préparé ce projet en termes d’entraînement, choix de la voie et la logistique inhérente, etc ?
Ce qu’il faut savoir, c’est que je m’entraîne toute l’année pour les compétitions nationales d’escalade, aussi bien en bloc qu’en voie. Donc en termes purement techniques, l'escalade, la voie j'étais bien préparé pour la faire physiquement et mentalement. Aussi, c'est une voie qui est hyper connue dans le massif parce que c'est l'idée de l'escalade en haute montagne, c'est un des 8a les plus hauts d'Europe. Il est quand même connu pour être pas si évident et puis d'être à un endroit assez impromptu quand même, c'est assez dingue.Je n’ai pas fait de préparation spécifique pour cette voie, au-delà de mon entraînement habituel. J'ai quand même fait pas mal de montagnes avant le projet donc j'avais quand même des globules qui me permettaient d'être acclimaté pour ne pas avoir à souffrir vraiment de l'altitude.
Pour la logistique violoncelle, j'ai pas pris mon instrument perso qui est un peu trop précieux, j'ai dû louer un violoncelle à côté, parce qu'on passe sur l'arête des Cosmiques. Le résultat c'est que j'ai quand même fissuré la coque, donc j'avais bien fait de ne pas prendre mon violoncelle (rires) !
On avait prévu plusieurs jours sur place, avec une tente et tout le nécessaire pour être autonomes là-haut. Le but, c’était de prendre le temps pour faire les images, vivre le projet à fond et réussir à jouer du violoncelle dans des conditions correctes. Mais le vrai défi, c’était d’enchaîner la voie, puis de jouer juste après. Entre l’effort intense d’un 8a, l’altitude, le froid, le vent… c’était vraiment pas évident. Après un effort comme ça, les doigts sont raides, engourdis, ce qui n’aide pas forcément pour jouer correctement.
Tout ce que j’ai vécu jusque-là m’a sans doute amené ici
Que trouves-tu si spécial à propos de la cordée Baquet-Rébuffat et pourquoi t’en es-tu inspiré ?
Quand je suis arrivé dans la vallée, la seule personne que je connaissais vraiment pour avoir su concilier la musique et la montagne, c’était Maurice Baquet, accompagné de son guide Gaston Rébuffat. Et quelque part, c’est ce qui donnait encore plus de sens à mon projet : c’était une manière de leur faire un clin d’œil, à ma façon. Plus de 60 ans après, proposer quelque chose de nouveau, dans le même esprit.
En 1956, Rébuffat et Baquet ont ouvert l’une des grandes classiques de la face Sud de l’Aiguille du Midi. Ce qui est fort, c’est que l’endroit où j’ai joué du violoncelle se trouve à quelques centaines de mètres seulement de cette voie historique. Pouvoir, moi aussi, réunir l’alpinisme et le violoncelle. C'était aussi chouette de pouvoir rendre hommage à ces personnes-là qui ont eu l'idée eux aussi à leur époque et qui ont fait des choses assez dingues.
Digital Crack est une voie mythique : quel est son profil unique, et comment as-tu adapté ta grimpe – physiquement et techniquement – pour y intégrer le violoncelle ?
L'accès à la voie demandait pas mal de logistique. On a fait plusieurs allers-retours sur l’arête, pour lesquels on avait mis en place des cordes fixes, histoire d’être complètement autonomes. On a aussi installé un relais équipé au sommet du monolithe, ce qui nous permettait de faire des rappels jusqu’à la base avec le violoncelle sur le dos — parce que oui, pour atteindre le pied de ce bloc de granite de 60 mètres de haut, c’était un vrai petit chantier. Ce monolithe abrite plusieurs lignes, dont la plus connue : Digital Crack, un 8a mythique perché à plus de 3700 mètres d’altitude. L’approche n’a pas été simple. On est d’abord monté par l’arrière, dans une voie en 6b qui nous permettait de passer avec le violoncelle et tout le matos. Une fois en haut, on a renvoyé une corde en rappel pour pouvoir redescendre et ensuite grimper Digital Crack du bas, mais sans le violoncelle cette fois. La voie elle-même fait environ 50 mètres. Elle commence par une fissure plutôt abordable, puis on atteint une petite plateforme où on peut souffler et relâcher les bras. Ensuite, c’est une envolée hyper technique sur petites prises : une dizaine de mouvements très exigeants, le crux. Là, les prises de pied sont quasi inexistantes, et les prises de main, ce sont littéralement des lames de rasoir. Elles font à peine une demi-phalange et déchirent les doigts. C’était donc un vrai défi de sortir la voie à vue, dès le premier essai. Je savais que je ne pouvais pas me permettre trop de tentatives, sinon mes doigts auraient été dans un état tel que jouer du violoncelle en haut aurait été impossible. Après le crux, la voie continue avec une section plus longue mais un peu moins dure, dans le 7b/7c. C’est un léger dièdre, très technique, où cette fois ce sont surtout les pieds qui travaillent. Je n’avais plus mal aux mains, mais mes jambes tremblaient comme des feuilles : l’effort, l’altitude, et le fait d’être sur les pointes trop longtemps.
Au final, Digital Crack, c’est une voie en trois temps : un début en échauffement, un crux violent sur doigts, et une fin splendide mais tendue, très fine, à jouer sur l’équilibre et la précision. Une ligne vraiment majeure.

Aussi, tu étais accompagné de tes potes, Jean Rouaux, et Noa Barrau, qui a capté les images. Comment as-tu géré cet aspect tournage, captation d’images ?
C’est vrai que quand tu sais qu’il va y avoir des images, qu’un photographe est là pour capturer le moment, ça peut mettre un peu de pression, surtout quand tu t’embarques dans un projet aussi ambitieux que celui-là. Mais là, j’étais entouré de personnes en qui j’ai une confiance totale. C’étaient de vrais potes, avec qui j’ai partagé pas mal de montagnes. Même si, sur ce coup-là, Noah était derrière l’objectif, le lien de cordée restait fort. Cette relation de confiance, cette complicité, ça change tout : tu restes détendu, tu peux te concentrer sur ce que tu fais sans te sentir observé ou jugé. L’ambiance restait simple, chaleureuse, entre amis. Donc oui, la pression était là, comme dans tout projet engagé, mais le fait d’être photographié, franchement, c’est pas ça qui m’a pesé. Au contraire, c’était presque naturel.
Quelles émotions de jouer là-haut face au mont-Blanc ?
On était tous les trois super heureux. Moi, j’étais assez fier, parce que je suis souvent dans l’action, toujours en mouvement. Et là, avec ce projet qui se concrétise, j’ai enfin pu prendre un moment pour me poser, regarder un peu en arrière, vers le passé, et me dire : en fait, tout ce que j’ai vécu jusque-là m’a peut-être amené exactement ici, à faire quelque chose de complètement dingue, d’assez atypique. C’est marrant, parce que tu te mets à parler au ‘toi’ d’avant, à celui qui n’aurait jamais imaginé ça. Au début, tu ne réalises pas trop, t’es juste euphorique, super content. Et puis tu te rends compte que t’as accompli quelque chose de fort. C’est pas un rêve d’enfance que tu concrétises parce que t’en avais même pas conscience à l’époque mais c’est toutes tes expériences qui t’ont guidé jusqu’à là, vers cette réalisation, qui a du sens, en tout cas pour moi, personnellement. C’était une émotion très forte, comme souvent en montagne quand tu mènes un projet un peu fou jusqu’au bout.

Pourquoi ce choix de morceau musical ?
J’ai choisi de jouer les Suites de Bach parce que c’est une œuvre que j’ai énormément travaillée quand j’étais plus jeune, et que j’apprécie toujours autant aujourd’hui. Ce sont des pièces pour violoncelle solo, donc elles ont cette force de pouvoir exister pleinement sans accompagnement. En plus, c’est une musique très connue, qui parle à beaucoup de monde. Ce choix me permettait de jouer une œuvre complète, dans sa forme originale, sans adaptation, sans arrangement, quelque chose de simple, épuré, mais très fort. Finalement, le choix s’est imposé très naturellement, presque comme une évidence.
Jouer du violoncelle après un effort pareil, à cette altitude, avec les doigts raides et le vent… c’était pas gagné
Tu t’es inspiré de la cordée Baquet-Rébuffat, aujourd’hui, en tant qu’aspirant guide, des cordées ou des exploits récents t’inspirent ?
En parallèle de ma formation d’aspirant guide, je fais aussi partie du Groupe Excellence d’Alpinisme National de la FFCAM. Avec ce collectif, je participe à de nombreuses sorties et stages, encadrés par des alpinistes de très haut niveau comme Léo Guillon, Jérôme Sullivan, ou encore Charles Dubouloz. Ce sont des figures majeures de l’alpinisme aujourd’hui, et pour moi, ce sont aussi de vraies sources d’inspiration. Avoir la chance de grimper avec eux, de partager des moments en montagne, c’est extrêmement formateur. Ils m’apportent énormément par leur expérience, leur regard, leur manière de faire. Et à travers leurs parcours, je trouve aussi des repères pour construire mes propres projets. C’est quelque chose qui m’anime profondément.
Texte de Eloïse Picard